Monseigneur de Soultz – Nicolas d’Ydewalle

Après avoir découvert le passionnant ouvrage de William S. Childe-Pemberton « The Baroness de Bode« , le virus m’a pris et ne m’a plus lâché : je partis à la découverte de noms, de familles, de centaines d’alliances dans toute l’Europe, en Russie, en Amérique du Nord et du Sud ainsi qu’en Afrique du Sud.

Je constatais que la correspondance et les Mémoires de mon aïeule Mary de Bode, d’une rare qualité humaine et d’un intérêt historique évident, ont inspiré bon nombre de descendants, chercheurs et historiens. L’idée germa : publier l’ensemble en français, agrémenté de commentaires et d’anecdotes historiques …

Depuis 1900, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de l’Histoire. Après l’exode de 1789, une nouvelle révolution éclate en 1917, provoquant une nouvelle émigration. Aujourd’hui, des centaines descendants des huit enfants en vie d’Auguste et Mary sont éparpillés un peu partout dans le monde. Mais par le jeu des alliances familiales, du simple citoyen jusqu’aux descendants d’anciennes familles souveraines en Europe et ailleurs, les cousins sont innombrables.

Si aujourd’hui il n’y a plus de baron de Bode, deux branches porteuses du nom existent toujours parmi les descendants d’Auguste et de Mary, l’une dans l’actuelle Macédoine, l’autre au Venezuela. La révolution bolchevique, la période communiste et l’émigration vers les Etats-Unis ont effacé un titre datant du XVIIIème siècle …

Commentaires dans le Magazine « l’Eventail« 

En dépit de son titre, cet ouvrage n’est pas une retranscription des mémoires d’une Anglaise cosmopolite, publiés à Londres vers 1900, mais une véritable biographie. La fin du XVIIIème siècle voit l’éclosion de nouveaux genres littéraires. Les romans épistolaires ont fait la gloire de Choderlos de Laclos et de Sénancour. Comment cette manière si féminine de décrire la réalité n’aurait-elle pas séduit les disciples de la marquise de Sévigné, arrivant en grand cortège, avec leurs vastes robes et leurs plumes d’oie, dans le Panthéon des Lettres !

L’ennui de la douceur de vivre puis le terrible divertissement de la Révolution française, qui portent en eux un grand brassage des conditions sociales, font apparaître témoignages, souvenirs, mémoires et correspondances dont s’enchantent des strates successives de lecteurs. A la suite de Germaine de Staël, d’Elisabeth Vigée-Lebrun ou de Belle de Zuylen, la femme s’estime parfaitement libérée quand elle a conquis son audience et assuré sa présence dans les salons qui deviennent en Europe les temples gracieux de la culture.

Heureuse époque où tout ce qui peut s’écrire est lu, où les émotions encore intactes se libèrent pour autant qu’on les sollicite ! Depuis près de deux siècles, la tradition veut que les lettres intimes soient en fait des chroniques qui se lisent en société et qui font concurrence aux gazettes. Tant qu’à faire, autant vivre à distance les aventures d’une personne du même monde que de se fier à des plumitifs dont les sources sont souvent douteuses et le ton passablement vulgaire. Ces auteurs innombrables qui apparaissent au tournant du siècle ne sont plus les duchesses et marquises d’autrefois.

L’éducation s’est répandue au-delà des cercles de la cour. Voltaire a montré qu’un fils de notaire pouvait dans son domaine parler d’égal à égal avec un roi. Et chaque personne, dont la vie a été mouvementée, se sent la mission d’édifier l’univers en répandant le récit de ses expériences. Comme l’Europe est essentiellement un théâtre où officient les princes, c’est dans les galeries dorées que palpitent les coeurs. Et si l’on sort parfois de ces décors olympiens, c’est pour se plonger au coeur de l’aventure, c’est-à-dire dans les rues, dans les émeutes ou dans les steppes, ce for (en italien, fuori=dehors) qui a aussi donné notre mot mystérieux de forêt. L’existence quotidienne est un monde terrifiant dont il est délicieux de griser le public des châteaux.

Mary Kynnersley of Loxley Park, baronne de Bode (1747-1812), est un exemple achevé de cette catégorie d’auteurs. Issue de la meilleure société britannique, mais sans fortune, elle est pleine d’entregent, elle pense, donne son avis sur toutes choses et impose aux siens un mariage d’amour, quelques années avant la phrase troublante de Saint-Just : le bonheur est une idée neuve en Europe.

Loin d’éprouver les préjugés de l’aristocratie continentale à l’égard du travail, c’est avant la lettre une Margaret Thatcher doublée d’une Helena Rubinstein – autrement dit une femme de tête et un capitaine d’industrie – toujours résolue à sauter l’obstacle. Par délicatesse envers ses lecteurs, cette battante a des malheurs. La Révolution la ruine, manque d’anéantir sa famille et la jette sur les chemins de l’exil. De nombreuses maisons ducales s’engloutiront dans les misères de l’émigration et connaîtront l’existence du quart-monde.

La baronne de Bode, qui a des relations dans toutes les cours allemandes, joue de ce léger avantage comme de violons dépareillés dont on tire des lamentos sublimes et parvient à se faire recevoir par la lointaine Tsarine de Russie, Catherine II. Ses aventures dans les palais de Saint-Pétersbourg comme dans les plaines de Tartarie sont abordées avec la même énergie et le même optimisme. A force de se battre pour sa nichée, elle devient une personne importante à la cour de Paul ler et d’Alexandre ler. Elle meurt en 1812 sans savoir qu’elle a fondé sur les bords de la Neva une dynastie qui comptera parmi les plus riches et les mieux alliées de l’Empire.

mamanLe récit de ses aventures, écrit par Nicolas d’Ydewalle qui en descend par sa mère la princesse Hélène Obolensky [illustration ci-contre], se lit de bout en bout avec le même plaisir de la découverte.

La tante de notre héroïne, Eléonore de Bode, avait épousé le septième marquis de Trazegnies. Cela nous vaut des descriptions insolites et charmantes de la vie noble dans les Pays-Bas autrichiens à la fin de l’Ancien Régime, tant au sein des nombreux châteaux de la famille qu’à la cour de l’évêque de Namur, Monseigneur de Lobkowicz. L’influence à Vienne de la marquise de Herzelles, grande amie de Joseph II, est le petit coup de pouce qui permet à Auguste de Bode d’acquérir l’immense seigneurie de Soultz en Alsace. Il s’y fait introniser, à la veille de la Révolution française, avec le faste d’un grand d’Espaoe. Mais la gloire difficilement acquise est de courte durée.

Quatre ans plus tard, les Bode se sauvent en Allemagne après avoir manqué à plusieurs reprises de connaître le sort de la princesse de Lamballe. La plume alerte de notre épistolière et l’érudition de Nicolas d’Ydewalle nous restituent les parfums et les remugles d’une époque en plein chambardement. Avant le passage définitif du côté de la Sémiramis du Nord, les Bode ont connu les derniers charmes de l’Ancien Régime dans les principautés allemandes et les délices d’une vie insouciante à l’ombre des grands-ducs, des princes et des landgraves.

Cousine et amie de la duchesse de Cumberland, belle-soeur de George III d’Angleterre, Mary est évidemment introduite partout. Le récit des fêtes et des plaisirs d’un monde qui ne le cédait en rien à celui de l’aristocratie française permet un regard nostalgique sur une civilisation disparue. Ensuite la grande aventure russe, les steppes, les khans et les princesses exotiques marquent l’irruption dans cette société policée d’un imaginaire sis par-delà les frontières de la civilisation. Au sud de l’Ukraine, aux confins des états orthodoxes et musulmans du Caucase, la baronne pénètre en terra incognita et affronte d’incroyables difficultés dans la gestion des immenses domaines que, d’un trait de plume – autocratique bien plus qu’épistolaire – l’empereur a concédés à sa famille.

Pendant un court séjour de Mary à Saint-Pétersbourg, son mari meurt des fièvres au fond de cette Tartarie. D’autres auraient perdu courage, mais notre baronne lutte pour des enfants dont il faut assurer la subsistance, qu’il convient d’éduquer, de marier, de doter et de porter aux nues de la Renommée. Son succès posthume en est d’autant plus éclatant. La société de l’époque est internationale. Les plus grands noms de France et d’Angleterre arpentent les parquets précieux de la capitale russe.

Les tsars, les impératrices, les princes et les grandes-duchesses accueillent chaleureusement madame de Bode qui voit se dérouler l’histoire sous ses yeux. Son amitié pour le dernier favori de Catherine II, Platon Zoubov, explique la manière discrète et passablement embarrassée dont elle aborde l’assassinat de Paul Ier dans lequel le beau prince joua un rôle des plus ténébreux. A vrai dire, tout Saint-Pétersbourg souhaitait la disparition de l’empereur qui était devenu à demi-fou. Opinion que partageait même, dans son inconscient, la tsarine Maria Feodorovna ! Elle adorait son mari, avec qui elle avait connu tant d’années heureuses, mais savait parfaitement que son fils Alexandre était compromis dans cette sombre affaire. Loin de le maudire, elle se contenta d’afficher ostensiblement le portrait du tsar défunt chaque fois qu’elle le recevait.

Est-ce par une ironie de l’histoire que le jeune lieutenant Serge Soukhotine, descendant de Mary de Bode, fut un des assassins de Raspoutine au palais Youssoupov en 1916 ? Exploitant les écrits des mémorialistes contemporains et guidé par sa parfaite connaissance de la société russe d’avant la Révolution, Nicolas d’Ydewalle nous plonge dans une époque fascinante, celle d’une Europe sans frontières où les fastes les plus éblouissants sont perpétuellement menacés par la rumeur qui monte des foules en colère et par le fracas du canon.

Olivier de Trazegnies
(descendant de Justus Wolrath von Bode)

Commentaires du Journal « Le Soir« 

Mary Kynnersley, descendante du duc de Gloucester, ne voulait pas s’encroûter aux côtés de son époux, le baron Karl August von Bode, lorsque celui-ci eut quitté l’armée en 1787. Elle lui fit acheter une saline en Alsace, à Soultz-sous-Forêts. Mais, à peine installés, les Bode furent victimes de la Révolution française. Mary, ayant appris que Catherine II ouvrait la Russie aux émigrés, partit à Saint-Pétersbourg. Elle y fut royalement accueillie par l’impératrice. Et la famille reçut des charges, des terres et des propriétés. Mary de Bode mourut à Moscou en 1812.

Nicolas d’Ydewalle, son descendant, a merveilleusement exploité ses Mémoires avec sa connaissance de la société russe d’avant la révolution. De l’histoire qui se lit comme un roman !

Christian Laporte

Commentaires du « Bulletin« 

Keepinq it in the family :

« When I was 17, recalls Nicolas d’Ydewalle, my mother gave me an old book in English, saying, « this is the memoirs of an English ancestor. » D’Ydewalle flipped through the faded volume and forgot all about it. It was only 10 years ago that he grew interested in the woman in its pages, Mary de Bode, who narrowly escaped the guillotine during the French Revolution and sought refuge in the Russia of Catherine the Great. He has compiled her correspondence and diaries in a book, « Monseigneur de Soultz : de l’Asace à Saint Pétersbourg. » A businessman in his fifties, d’Ydewalle belongs to one of Europe’s oldest families (his ties is emblazoned with its coat of arms). His father, chevalier Thierry d’Ydewalle, was a distant cousin of Princess Mathilde ; his mother, Princesse Hélène Obolensky, a descendent of the Viking Rurik, who founded a principality in Russia the seed of the future Russian state in the ninth century.

Mary de Bode was a sixth generation ancestor on his mother’s side. She was born Mary Kynnersley in Staffordshire, Britain, in 1747. A bright young aristocrat itching to see the world, she married in 1775 a penniless German officer, Auguste de Bode, who had sworn suicide if she refused him. Thirteen years and eight children later, straitened financial circumstances led the Bodes to buy a salt works in Soultz, north east France. Auguste de Bode took the name of his adopted domain. Shortly afterwards, the Bodes lost all their privileges and property in the French Revolution. They fled for Russia, where Catherine the Great welcomed fugitive aristocrats with open arms, offering them vast expanses of land.

Mary de Bode’s memoirs reflect the 18th century rise of correspondence as a literary genre. They also form a delightful historical document, mixing first hand accounts of the political upheavals of the time with everyday concerns the education of her children, her passion for botany and occasional efforts as a matchmaker. d’Ydewalle has mixed feelings about Bode. Despite his admiration for her courage and open mindedness, he sees her as cold and manipulative. She was an opportunist, he says. She rather tastelessly went out of her way to make good connections. Maybe he’s a little harsh on his forbear her memoirs are fresh and touching. There are a few tragic moments, like the sudden death of one of her children, but her optimism and resilience dominate the book. Everything becomes interesting in the countryside, she wrote in her diary on her Crimean estate, especially when you’re in the middle of nowhere.

Marie Dumont

Monseigneur de Soulz à Moscou

Des membres de l’ambassade de Belgique à Moscou, située non loin du palais Bode, rue Povarskaïa – le palais de la famille Rostov du roman « Guerre et Paix » de Léon Tolstoï – font la pose avec « Monseigneur de Soultz ».

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