Jean Claude Streicher – « Meine Bode Geschichte »

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Jean Claude Streicher, historiographe incontournable des barons de Bode en Alsace, s’est consacré depuis des années à étudier les faits et gestes entourant la famille d’Auguste et de Mary de Bode sur base de longues et patientes recherches effectuées au sein de différentes sources d’archives.

Les descendants des barons de Bode (et les autres !) trouveront leur bonheur dans la lecture de ses nombreux textes, publiés notamment dans la « Revue l’Outre-Forêt » du Cercle d’histoire et d’archéologie de l’Alsace du Nord.

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Le colonel hessois

Mise en adjudication forcée, la saline de Soultz est reprise le 12 avril 1787 pour 40 000 livres par le baron de Bode, ancien colonel d’origine hessoise au régiment Nassau-Infanterie. Depuis cinq ans, il s’était retiré à Bergzabern où le rattachait son enfance, mais il commençait à s’y ennuyer. Contrairement aux autres enchérisseurs, qui ne s’intéressaient qu’au foncier, il avait la ferme intention d’y reprendre la fabrication du sel. L’année suivante, il racheta également la seigneurie de Soultz pour 140 000 livres. C’est son épouse anglaise, Mary Kynnersley, qui l’avait poussé à faire cette double acquisition. ll ne lui suffisait pas en effet d’être déjà la mère de sept enfants. Il lui fallait également se trouver à la tête d’une manufacture. En 1783, une visite des salines du Cheshire avait en effet réveillé subitement sa fibre industrielle. Elle a raconté son aventure dans une correspondance et des mémoires, dont de nombreux auteurs ont déjà rendu compte. Mais nous sommes les premiers à la croiser ici avec de nouvelles sources d’archives.

Auguste de Bode 3

Le colonel Auguste de Bode


Le baron rachète la saline

Après Dunkerque, Lille, Sarrelouis et Sarrebruck, les Bode viennent se fixer à Bergzabern, aux portes de l’Alsace. La santé de la baronne exigeait en effet une villégiature plus saine, et le lieu plaisait au baron, qui y avait passé sa plus tendre enfance. Il y rachète deux demeures, celle du bailli von Marx et la villa Zick-Zack, au-dessus des vignes. Mais du coup, il s’éloignait des casernements de son régiment et se fermait des perspectives de carrière. Il vendit donc son grade de colonel, croyant s’ouvrir une retraite paisible. Mais la baronne le convainc de racheter la saline de Soultz et de recruter Georges Chrétien Henri Rosentritt pour la diriger.

plan de la saline dressé en 1791

Plan de la saline dressé en 1791


Le baron rachète Soultz

Il n’a pas suffi que le baron de Bode acquière le 12 avril 1787 pour 40 000 livres la saline faillie de Soultz. Poussé par son épouse, le 19 mai 1788, il rachète également la seigneurie pour 140 000 autres livres. Une affaire qu’il remporta, de haute lutte, grâce à ses relations familiales, face au prince de Rohan-Guéméné et deux ducs. L’archevêque électeur de Cologne, suzerain du fief de Soultz, était alors en effet le frère cadet de la reine Marie-Antoinette, donc un puîné des Habsbourg que son grand-père, le baron Justus Volrath von Bode et sa tante, la marquise de Herzelles, avaient servis avec fidélité. Sa prise de possession a été l’occasion le 9 décembre 1788, à Soultz, d’une cérémonie rare et unique, dernier feu de l’Ancien Régime. La baronne dut cependant retourner une 4e fois en Angleterre pour en rapporter des prêts d’argent indispensables pour couvrir ces nouvelles dépenses.

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Deux des 4 fauteuils de la cérémonie d’investiture du 9 décembre 1788. Restaurés par les soins de la municipalité de Soultz, ils sont réservés pour les cérémonies et les mariages (photo JCS).


Débuts de la houillère de Lobsann

Pendant qu’il commençait à redresser la saline, Rosentritt découvrit également au début de 1788, au-dessus de Lobsann, donc toujours à l’intérieur des limites de la seigneurie de Soultz, une espèce de charbon bitumineux pouvant servir de combustible à la saline. C’était proprement inespéré, car la saline ne jouissait d’aucune affectation forestière et devait acheter son bois au prix du marché, toujours plus exorbitant. Les travaux allèrent tout de suite bon train, mais avec une difficulté particulière : l’évacuation des eaux de source, particulièrement abondantes sur ce versant du Hochwald, qui passe pour le château d’eau de l’arrondissement.

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Tombe de Rosentritt (1760-1846) à Bad Rappenau


Du bitume à la saline !

Après la houille et le brai de Lobsann, Rosentritt découvre également dans la partie nord de l’enclos de la saline des lits de sables bitumineux comparables à ceux du Pechelbronn et donnant le même type de graisses, suivant les mêmes procédés de cuisson. Leur exploitation s’annonça aisée et abondante, avec l’avantage sur Pechelbronn d’être directement située sur la grand-route de Strasbourg à Landau. Le baron de Bode demanda donc aussitôt une concession de 6 lieues carrées autour de la saline. Mais la veuve d’Antoine Le Bel, qui continuait seule l’exploitation du Pechelbronn, s’alarma de cette subite concurrence, d’autant que le baron débauchait également ses ouvriers et colporteurs. Pour le contrer, elle usa de tous les procédés. A la fin, son gendre, juge au tribunal du district de Clermont-Ferrand, dénonça le baron comme émigré.

Château Le Bel

Le château de la famille Le Bel dans son état actuel


Simple Citoyen

La seigneurie de Soultz ne dura pas neuf mois. Dès la fin du mois de juin 1789, une pétition circule dans les cinq communautés du Kirchspiel pour demander à vérifier la validité des droits seigneuriaux dont se réclamait le baron pour faire construire à moindres frais son nouveau château dans l’enclos de la saline. Ses droits seigneuriaux seront évidemment abolis dans la nuit du 4 août par le vote de l’Assemblée nationale. Le château va donc coûter plus de 60 000 livres en emprunts, au lieu de 800. Non content, de nouveaux impôts sont également levés. Devenu simple citoyen, le baron devra encore faire neuf autres emprunts au moins. En attendant, les Bode logent dans un chantier. « Un vrai bureau de douanes », dit la baronne, où l’argent ne fait qu’entrer et sortir. La saline tourne à plein régime. Sans réussir cependant à couvrir ses frais …

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Mary de Bode (1747-1812)


 Il faut quitter Soultz

En dépit des perspectives encourageantes ouvertes par la rénovation de la saline et la découverte des nouveaux gisements, les Bode broient du noir. La Révolution ne leur crée que des difficultés supplémentaires. Les impositions nouvelles achèvent de les dépouiller, eux qui n’avaient déjà plus que des dettes. Autour d’eux, tout se délite : le clergé, la justice, la municipalité. Ils comprennent bien qu’on ne cherche qu’à les excéder par tous les moyens pour les pousser à émigrer et ravir ainsi tout ce qu’ils possédaient, non pas tellement la saline, mais leurs terres et leurs immeubles …


Vengeance et désastre

L’irruption des volontaires nationaux au château Bode, le 18 août 1792, a ouvert une nouvelle période. Le baron se réfugie outre-Rhin avec son ami l’ex-bailli Rothjacob. Mais il rentre à la fin de l’automne, craignant la confiscation de tous ses biens. Il se fixe alors à Wissembourg, dans la maison du sonneur de cloches de l’église St-Jean, où son épouse et tous ses autres enfants (à l’exception de Charles, resté à la saline) finissent par le rejoindre. L’affaire de sa sortie de la République à la fin août 1792, avec un passeport non conforme, continue cependant de le poursuivre. Pour échapper à la convocation devant le tribunal révolutionnaire de Strasbourg, il passe derrière les lignes autrichiennes, puis son épouse et leurs deux aînés. Avec le prince de Salm, qui commandait un régiment de hussards à l’Armée de Condé, les Bode concoctent alors un plan, les vengeant des Le Bel après la reconquête de l’Alsace …

soldats de la Révolution

Soldats de différentes armes sous la Révolution


L’inventaire

Le baron de Bode a été reconnu émigré par le directoire du district de Wissembourg le samedi 21 septembre 1793, donc dès le lendemain de sa fuite. Et cela non pas parce qu’on venait de constater sa disparition, mais parce qu’il n’avait pas su justifier son absence précédente. En tous les cas, ses biens devaient être mis sous scellés et inventoriés. Un greffier de Kandel en fut aussitôt chargé. Il obtint que Rosentritt et son adjoint Gondelohe soient maintenus dans leurs fonctions pour éviter l’arrêt de la saline. Puis, le 10 octobre 1793, le baron est inscrit en bonne et due forme sur la liste des émigrés. Ce qui devait être suivi du séquestre de tous ses biens au profit de la Nation. Mais trois jours plus tard, les Autrichiens culbutaient les lignes de Lauter. Le greffier avait tout juste fini de boucler l’inventaire, qui nous donne néanmoins la liste que tout ce que les Bode avaient accumulé.

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La dispersion

L’encan du mobilier des Bode put démarrer le 5 février 1794, dès que les autorités françaises eurent repris possession du district de Wissembourg. Il dura une semaine et mobilisa quelque 94 acquéreurs, dont Rosentritt lui-même ainsi que les Cit. Brül et Sala de l’ambulance militaire, qui avait été installée au château. Vingt-trois pièces agricoles purent ensuite être louées au profit de la République à l’occasion de 7 adjudications organisées entre le 21 mars et le 5 mai 1794. Trente-sept pièces de terre et de prés sont vendues le 24 octobre 1794 à Wissembourg, lors d’une enchère qui faillit inclure la saline et ses dépendances elles-mêmes. Deux dernières ventes de gré à gré se négocièrent encore les 31 juillet et 3 août 1796, au profit surtout du notaire Guntz et du maître de poste aux chevaux Jean-Martin Elles. La Caisse d’amortissement, qui hérita des parcelles invendues, tentera encore quelques ventes. A défaut, elles les loua ou les abandonna aux municipalités de l’ancien fief de Soultz.


Les Bode en Russie

Fuyant le retour des Bleus, les Bode ont trouvé refuge au couvent d’Altenberg, près de Wetzlar, dont la soeur cadette du baron était l’abbesse. Ils avaient tout perdu, mais tous étaient sortis indemnes des épreuves, leur fidèle domesticité comprise. Ils vécurent ainsi jusqu’en mai 1794 quelques mois de béatitude. Mais il leur était impossible de rester plus longtemps. Les Bode partirent donc occuper un domaine que leur avait offert Catherine II de Russie dans le sud-est de l’Ukraine, domaine qu’ils purent ensuite échanger contre un autre sur le golfe de Finlande. Fin mai 1802, la baronne repassa une dernière fois à Soultz pour tenter de revenir en possession de ses biens perdus. Elle revit Rosentritt qui lui permit de dormir au château, et, après un dernier séjour en Angleterre, décéda à Moscou la veille de l’arrivée de Napoléon.

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Catherine II de Russie


 Les premières pétitions

Après la baronne, c’est son fils aîné Clément, qui se met en quête d’obtenir la restitution des biens soultzois perdus. Mais seulement après la première campagne de France de début 1814, à laquelle il participe à la tête d’un petit régiment de cosaques volontaires qu’il avait lui-même levé à St-Pétersbourg. Louis XVIII, le nouveau roi, promet en effet de rendre aux émigrés leurs biens séquestrés non encore revendus. Cette restitution est retardée par l’intermède des Cent-Jours et une seconde occupation de la France, à laquelle le colonel Clément de Bode participe également. Mais elle se complète bientôt de deux perspectives supplémentaires : l’indemnisa-tion des sujets britanniques lésés par la Révolution et le milliard des émigrés. Clément tente alors de jouer sur tous les tableaux. Mais comme il ne réside pas en France, il doit faire appel à des fondés de pouvoir.

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Clément de Bode (à gauche) commandant d’un corps de Cosaques volontaires


Les Soultzois solidaires

Pour être indemnisé de la perte des biens paternels, Clément devait prouver qu’il était bien le seul héritier de son père. Or, aucun acte authentique ne le démontrait. Me Fargès-Méricourt l’a donc poussé à l’établir par des actes de notoriété contresignés par un maximum de vieux Soultzois. Trente-cinq d’entre eux voulurent bien s’y prêter au printemps 1822 pour 6 actes, dont les deux derniers sont allés jusqu’à affirmer que la remise du père à son fils avait été publique. Bien entendu, l’administration n’a pas été dupe et ne leur reconnut aucune valeur. Et cependant, Laurent Acker, laboureur à Soultz, et Mathias Hummel, tisserand à Memmelshoffen, accepteront vingt ans plus tard d’aller encore plus loin. Pour aider Clément à obtenir son indemnité de sujet anglais spolié par la Révolution, ils déclarèrent que cette remise avait été faite solennellement à la maison commune. Bien sûr, c’était faux, car sinon la baronne en aurait parlé dans ses lettres et ses mémoires. Clément ne gagna donc pas non plus cette cause. Le roi George IV avait d’ailleurs déjà employé toute l’indemnité dans l’embellissement de son palais de Buckingham.

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Georges IV d’Angleterre


La saline rendue dix mois

Pendant que Clément de Bode poursuivait sa triple requête, l’un des principaux créanciers de son père, le marchand de garance François-Ignace Schwendt, de Haguenau, s’était mis, lui aussi, à réclamer son dû : le remboursement d’un prêt hypothécaire de 30 000 livres consenti le 25 avril 1792 avec des intérêts de 5 %. Comme l’avait pressenti Rosentritt, son recours donna le signal de la curée : une douzaine d’autres créanciers du baron se manifestèrent à leur tour. En 1832, leur réclamation totale se monta ainsi à 176 336,80 francs, intérêts compris. Et comme le produit de la vente forcée de la saline et de ses dépendances n’y suffirait jamais, ils demandèrent à être remboursés également sur l’indemnité due à Clément de Bode au titre du milliard des émigrés. Mais le domaine ne pouvait adjuger la saline directement à leur profit. Le 3 juin 1836, celle-ci a donc été restituée à Clément, mais pour dix mois seulement. Par chance, nous avons tous les détails de cette procédure d’exception.

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Clément de Bode


La destruction

Clément de Bode, qui s’était vu restituer la saline le 3 juin 1836, en est dessaisi par huissier le 10 avril 1837 à la requête des héritiers Schwendt. La vente par adjudication forcée, en 20 lots, put alors se faire enfin. Elle est remportée le 22 août 1838 par le propriétaire parisien Levrat (un prête-nom de Clément ?) face à deux consortia : celui formé par Jean-Louis Schwendt avec des négociants juifs de Haguenau, Sarrelouis, Wissembourg et Soultz, et celui constitué Louis-Frédéric-Achille Le Bel, le propriétaire des mines de bitume du Pechelbronn, avec le renfort des notaires Müntz et Petri ainsi que d’autres négociants juifs de Soultz, Strasbourg, Lauterbourg et Ingenheim. Mais Levrat étant insolvable, il fallut une nouvelle enchère, que Schwendt et consorts gagnèrent. Le bâtiment de graduation est alors mis en pièces et vendu à l’encan pendant 4 jours avec les débris de deux autres bâtiments. Quatre ans plus tard, ce qui restait de la saline est repris par Frédéric Wolff, qui finissait alors de faire table rase de l’abbaye cistercienne de Neubourg, près de Haguenau.

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La cité Boussingault et la raffinerie de Pechelbronn


 Meine Schloss Bode Geschichte

A Bergzabern, le baron et la baronne de Bode avaient eu une double résidence, l’hôtel (Hof) du bailli Marx en plein centre ville d’une part, et le logis Zick-Zack, sur les hauteurs nord-ouest, à la lisière de la forêt, d’autre part. Deux propriétés dont ils avaient fait l’acquisition vers 1782, après que le baron eut vendu son brevet de colonel au régiment Royal Deux-Ponts au service du roi de France. Mais comme la baronne, qui était d’origine anglaise tenait à tout prix à pouvoir jouer à la dirigeante de manufacture à l’instar de ses cousins, ils ont fini par racheter le 12 avril 1787 l’antique et minuscule saline de Soultz-sous-Forêts, puis, l’année suivante, la seigneurie de Soultz elle-même, dont ils ont été solennellement investis le 9 décembre 1788. Ils se devaient donc d’emménager dans le chef-lieu de leur fief. Mais dans le bourg il n’y avait alors aucune maison de libre et suffisamment grande pour les accueillir tous, avec leurs enfants, alors au nombre de huit, et toute leur domesticité. Qu’à cela ne tienne, en mars 1789, ils décident de se construire, dans l’angle nord-est de l’enclos de leur saline, à l’entrée sud de la localité, en bordure ouest de la grand-route de Wissembourg, juste avant le pont sur le Seltzbach, une nouvelle demeure, avec remises, jardins et écuries, mais sans caves, car on était en zone inondable. Demeure que la baronne voulut néanmoins assez vaste pour y loger plus tard les familles de tous ses enfants.

Le château Bode et sa remise dans le plan de la saline nationale de Soultz de 1797

Le château Bode et sa remise dans le plan de la saline nationale de Soultz – 1797


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