Le domaine de Luchino – Propriété Bode

Село Лукино

« Ma grand’mère reçut une très belle dot, » écrit Léon Soukhotine (1879-1948) dans ses Souvenirs à propos d’Alexandra Ivanovna Tcherkov (1827-1898), épouse du baron Michel Bode-Kolytchev. « C’était la dot de sa mère en entier, près de 800.000 roubles. » La mère d’Alexandra Tcherkov était née Hélène Grigorievna Stroganov [illustration ci-dessous de gauche] dont les parents avaient été à l’époque délicatement portraiturés par Elisabeth Vigée-Lebrun. Ces tableaux sont exposés au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg [illustration ci-dessous de droite].

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« Cette somme, très grosse à cette époque, fut employée par mon grand-père en partie à Léon Soukhotineacheter une magnifique maison (1) à Moscou. Ensuite mon grand-père acheta une petite propriété aux portes de Moscou, Loukino, et y entreprit de grands embellissements, continue Léon Soukhotine. »     [photo]
Lukino est situé dans le district de Peredelkino, appelé ainsi depuis 1947. Son histoire remonte au XVIème siècle lorsque le hameau appartenait à Andreï Iakovlevitch Tchelkalov, diplomate et homme politique, mort en 1597. Un quart de siècle plus tard, un recensement de 1627 nous apprend que le territoire appartenait alors à Ivan Fedorovitch Leontiev (2) qui avait rang à la Cour du tsar Mikhail Fedorovitch Romanov. En 1646, Ivan Leontiev fait construire une église en bois, dédiée à la « Transfiguration du Seigneur ». Elle brûlera en 1812 alors que les troupes françaises ravagent la région.

Le domaine reste dans la famille durant plus d’un siècle. Ivan Fedorovitch est suivi par son fils Fedor. Au décès de celui-ci en 1687, la propriété passe à ses fils Pavel et Basile, ce Capture d_écran 2017-10-07 à 09.45.07dernier étant mentionné en 1704 comme seul propriétaire. Le village compte à l’époque 9 ménages de paysans sur un total de 35 âmes. Vasily Fedorovitch Leontiev meurt en avril 1725. Le village passe à sa veuve Irina Alexandrovna ainsi qu’à sa soeur Tatiana Fedorovna Leontiev, épouse du prince Vasily Vasilyevitch Tcherbatov. Cependant, Lukino ne reste pas longtemps en leur possession puisqu’en 1729, il est racheté par le prince Mikhail Vladimirovitch Dolgorukov qui le lègue ensuite à sa fille Agrafena. Un manoir avec dépendances est construit en 1760 mais sera détruit par un incendie en 1821. En 1791, les Dolgorouky cèdent Luchino à la comtesse Varvara Petrovna Razoumovski [illustration ci-contre], ancienne demoiselle d’honneur à la Cour et réputée extrêmement fortunée. Très pieuse, Varvara Razoumovski fait ériger en 1819 une église de pierre, toujours dédiée à la « Transfiguration du Seigneur ». Le souvenir de cette église construite par ses soins serait conservé dans les inscriptions murales à la sortie sud de l’église. En 1853, (3) le hameau de Luchino est acquis par le baron Mikhail Lvovitch Bode-Kolytchev.

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Bâtiments actuels du Patriarchat le long de la haute muraille

Capture d_écran 2017-10-07 à 11.35.12Sa mère, née Nathalie Fedorovna Kolytchev (1787-1860), [illustration ci-contre] était la dernière porteuse du nom. Afin que ce patronyme ne s’éteigne pas, Michel obtint du tsar l’autorisation d’accoler « Kolytchev » à son nom et de s’appeler dorénavant Baron Bode-Kolytchev.

La famille des boyards Kolytchev était célèbre grâce à Fedor Stepanovitch Kolytchev (1507-1569), patriarche de Moscou, qui fut exécuté sur ordre d’Yvan-le-Terrible parce qu’il avait osé bravé le tsar. Il est canonisé par l’église orthodoxe en 1646 sous son nom de religieux, Saint Philippe. Placées dans une chasse d’argent, ses reliques reposent [illustration ci-dessous] dans la cathédrale de l’Assomption du Kremlin à Moscou.

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Michel de Bode [illustration ci-contre], qualifié sur certains sites Internet russes comme historien, archéologue et Capture d_écran 2017-10-07 à 11.44.11collectionneur, consacrera vingt-cinq années de sa vie à effectuer de patientes recherches historiques ainsi que la collecte d’objets et de souvenirs se rapportant à la famille Kolytchev (4). « Il entreprit de collectionner tout ce qui avait jadis appartenu au Kolitcheff : objets, portraits, lettres, mémoires, papiers d’affaire. Toute cette grande collection se trouvait dans un musée spécial bâti à Loukino, tandis que les portraits pendaient aux murs des salons de réception », se souvient Léon Soukhotine. “Une fois mon grand-père entreprit un voyage au monastère de Solovetz (5) sur la mer Blanche où Philippe avait été prieur (1548) avant d’être invité à être métropolite (1566) à Moscou.
En souvenir de ce voyage, il avait érigé dans la forêt de Loukino une chapelle à Saint Philippe [illustration ci-dessous datant de 1922]. On y trouvait la copie exacte de la croix que le tsar Alexandre avait fait élever à l’endroit où il était venu au-devant des reliques du Saint transportées à Moscou”, ajoute Léon Soukhotine.

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Le point culminant en sera une généalogie très fouillée [illustration ci-dessous], « Boiarsky rod Capture d_écran 2017-10-07 à 11.09.38Kolytchevsky« , publiée en 1886 à 200 exemplaires sous les initiales « B.M.L.B.K. » (pour « Baron Michel Lvovitch Bode-Kolytchev »), qui fait référence aujourd’hui encore.
« Quelqu’un a eu l’idée malheureuse d’essayer de l’améliorer, m’écrivait en 1936 Léon Soukhotine« , indique Nicolas Ikonnikov lorsqu’il réédita la généalogie Kolytchev en 1946. « Etant donné que c’est moi qui fut le coupable de ce délit, je commencerai par donner raison à Soukhotine. L’oeuvre du Baron Bodé-Kolytchev dont les éléments, dans la majorité des cas, ont été puisés directement aux archives, est unique dans la littérature généalogique russe ! »

« Mon grand-père était un homme croyant et pratiquant, et il avait le culte de Saint Philippe Kolitcheff. Non seulement la chapelle de sa maison de Moscou était en son honneur, mais aussi une des deux églises de Loukino. Il avait un vrai culte pour tout ce qui était de la famille Kolitcheff. Malgré son origine à moitié étrangère, il était russe jusqu’au fond de l’âme. Mon père se rappella comment une fois, à table, il se mit à critiquer le catholicisme. Alors, à l’autre bout de la table se fit entendre la voix de ma grand’mère : « Michel, n’oubliez pas que votre père était catholique. »
Mon grand-père évitait même de parler le français. Il entreprit de collectionner tout ce qui avait jadis appartenu à la famille Kolitcheff : objets, portraits, lettres, mémoires, papiers d’affaire. Toute cette grande collection se trouvait dans un musée spécial [illustration ci-dessous datant de 1920], bâti à Loukino, tandis que les portraits pendaient aux murs des salons de réception ».

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Bâtie en 1819 par les soins de la comtesse Varvara Razoumovsky en style classique, l’apparence de l’église sera considérablement modifiée par Michel de Bode dans les années 1870. En effet, il y apporte une touche inhabituelle – le style néo-russe alors fort en vogue – en greffant sur l’architecture existante un porche d’entrée trappu [illustration ci-dessous datant de 1920], rehaussé de tuiles vernissées brillantes dans le style XVIIème siècle. Il fait entourer la rotonde par une série de coupoles chantournées de couleur vive, rappelant ainsi la cathédrale Saint Basile de la Place Rouge à Moscou.

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V.G. et SG. Grigoryevs (arrière-petits-fils de SVInstetov) avec. Lukino (2003)

Les frères Sergueï et Vladimir Grigorievitch Grigoriev, arrière-petits-fils de la fille naturelle (née avant mariage) de Lev Carlovitch de Bode, en pèlerinage à Lukino en 2003

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Vladimir Grigoriev et sa femme Olga Kozhedub en pèlerinage à Lukino (2003)

Il est assisté dans cette entreprise par un expertde l’art russe, Fedor Grigorievitch Solntsev (1801-1892) qui aura été le décorateur principal des intérieurs du nouveau Grand Palais du Kremlin de Moscou et collaborateur du père de Michel, Louis-Léon (Lev Carlovitch), chargé par le tsar Nicolas Ier de faire reconstruire le Palais. Fedor Solntsev est considéré comme l’un des fondateurs, avec notamment le métropolite Philarète, des canons modernes de la peinture d’icônes, synthétisant les traditions russes anciennes et le renouveau engendré par Pierre-le-Grand.

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L’iconostase centrale [illustration ci-dessous], est faite de chêne sur différents niveaux. Les portes royales datent du XVIIe siècle. On peut retracer l’histoire de certaines icônes. L’une, près de l’autel, est du XVIIIème siècle et a appartenu à la famille Dolgoroukov. Au verso, il est indiqué que la mère d’un prince Dolgoroukov aurait été sauvée en 1770 alors que la peste sévissait à Kiev. Une icône spécialement vénérée, représentant la « Mère de Dieu de Kazan » dans un encadrement orné de pierres, aurait été offerte par Michel de Bode-Kolytchev, tout comme une croix en acajou sculpté placée derrière l’autel, donnée en 1854.

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Fedor Bouslaev (1818-1897), à l’époque jeune philologue et futur académicien, avait été engagé en 1830 par Lev Carlovitch de Bode afin de servir de mentor intellectuel pour ses enfants, Michel Lvovitch et ses soeurs. Fedor a laissé d’intéressants Souvenirs sur ses années passées en compagnie de la famille Bode. Il raconte comment il avait réussi à passionner son jeune élève à l’histoire russe et à quel point celui-ci avait suivi avec diligence le travail à Luchino des maçons, menuisiers et autres artisans, sur base des plans et des dessins. « Par son discernement et son goût subtil, il était devenu un spécialiste expérimenté dans les icônes byzantines et russes ainsi que des ornements antiques. »

Durant les difficiles années de la période soviétique, l’église de la Transfiguration de Luchino est restée l’une des rares églises en activité dans la région de Moscou. Beaucoup de représentants de la culture russe en résidence à Peredelkino venaient s’y recueillir de temps en temps. Boris Pasternak lui consacrera un cycle de poèmes qui entreront dans son roman « Le docteur Givago » qui lui valut le Prix Nobel. Si elle a aujourd’hui plus de quatre cents ans d’histoire, l’intérieur de l’église est malgré tout fort réduit et ne peut pas accueillir un grand nombre de fidèles. Chaque année, les 22 janvier et 16 juillet, deux célébrations ont lieu à l’occasion de la fête de Saint Philippe.

En 1883-1884, une chapelle en pierre [illustration ci-dessous datant de 1920], en l’honneur de Saint Philippe est érigée par Michel de Bode, à côté de l’église de la Transfiguration.

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Les matériaux sont spécialement acheminés du monastère de Solovki. Le dôme rappelle également la cathédrale Saint Basile de la Place Rouge, sans doute un souvenir d’enfance passée au Kremlin où le père de Michel avait pu disposer d’un appartement pour toute la famille durant plusieurs années.

Une crypte est aménagée sous l’église. Avec l’autorisation du métropolite de Moscou, les restes de certains membres des familles Bode et Kolytchev y sont transférés. « Près de la maison se trouvaient deux églises et le caveau de famille. Mon grand-père avait fait transporter dans ce caveau, non seulement les corps de son père et de sa mère, mais de parents plus ou moins éloignés. Je me souviens que mon père racontait que son grand-père était allé dans la petite ville de Riajsk pour en rapporter le corps de son grand-père Kolytcheff. Il rapportait ses ossements dans sa valise, dans un coupé de 1ère classe. A une station, le cousin de ma grand’mère, Grégoire Tchertkoff, monta dans le coupé occupé par mon grand-père. « Eh bien Gricha, dit mon grand père, assieds-toi et tâche de deviner ce que j’ai dans cette valise. Pour rien au monde tu ne trouveras », raconte Léon Soukhotine dans ses Souvenirs !

Le monument sur la tombe de Bode avec. Lukino

Monument sur la tombe Bode (?) – légende présentée par Sergueï Grigoriev

William Lewis Cazalet, descendant de Clément de Bode, frère aîné de Louis-Léon et oncle de Michel, écrit à sa famille en Angleterre à propos de l’enterrement d’Elizabeth Annenkov, deuxième épouse de Clément de Bode fils, décédée en décembre 1882 :

Dear Friends,

« The priest & his assistants were standing bare-headed on the steps as we approached the church & then led the way to the vault. This is a stone building some 30 feet long by 15 broad, with a stair leading to the lower part, which is arranged like a small chapel, whilst behind it under the winding staircase is the place where several bodies lay & where Aunt Liza’s was soon laid. We saw the coffin lowered into the place prepared for it & then left. We had lunch at a small two-storeyed four-roomed house, got up in ancient Russian style & furniture to match, with the arms of the de Bode & Kolychoff families everywhere carved & painted. Before returning we took one last look at the now bricked up spot where the coffin was laid. Uncle became talkative & gave us short sketches of his life in Persia, which were exceedingly interesting & histories of those members of the family who happened to be buried where we laid Aunt Liza ».

De l’autre côté de la haute muraille, Michel de Bode fait bâtir vers 1860 une maison [illustration du modèle reconstruit ?] à deux étages dans un style qualifié de « merveilleusement fantaisiste », axé sur l’architecture moscovite du XVIIème siècle, toujours assisté par le décorateur Fedor Solntsev.

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Face à la demeure familiale, il fait également placer un obélisque sur lequel sont gravés en lettres d’or les noms de 27 personnages illustres de la famille Kolytchev qui auront « sacrifié leur vie pour la Foi, le Tsar et la Patrie », selon l’expression même de feu le patriarche Alexis II de Moscou, décédé en 2008. Cet obélisque est toujours en place [illustration ci-dessous].

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Diverses statues et constructions particulières ornaient le parc et l’étang. S’il est difficile de faire la distinction entre l’ancien et l’actuel, il est probable que peu de choses ont survécu. Il resterait actuellement la muraille, construite comme au Kremlin avec certaines des tours ainsi que l’entrée de pierre de la maison reconstruite, ornée de tuiles vernissées et de lions de pierre [illustration ci-dessous].

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On cite l’exemple d’un « Temple de Cérès » [illustration ci-dessous] qui a été déplacé du parc de Luchino à Tsaritsyno, un palais situé au sud de Moscou, commandé par Catherine II à l’architecte Vassili Bajenov en 1776 et resté inachevé depuis lors. Il s’agit du palais néogothique le plus grand d’Europe qui a été restauré à partir de 1984 et finalement terminé selon les plans initiaux.

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« Autour de la maison et des églises, il y avait des murailles, dans le genre des murs du Kremlin, et dans les tours se trouvaient les archives et le musée, une chambre de boyars, une autre pour l’Archevêque, avec des meubles anciens. Ces chambres étaient, je crois, destinées aux invités de marque. Sur les murs de la chambre ronde des archives et du musée, était représenté l’arbre généalogique de la famille Kolitcheff. Le faîte de l’arbre se trouvait dans la coupole et tout le long des murs descendaient les branches avec les noms des descendants de la famille Kolitcheff. Le parc, attenant à la maison, avait de larges allées, des étangs, des statues [illustration ci-dessous datant de 1920] et d’autres monuments. Ainsi, par exemple, près de la maison, se trouvait un obélisque de marbre avec les noms de tous les Kolitcheff, tombés sur le champ de bataille, et de ceux qui furent exécutés par Yvan le Terrible », raconte Léon Soukhotine dans ses Souvenirs.

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« Le parc, un peu plus loin, devenait une forêt, traversé par une petite rivière (la Setun), un des affluents de la Moskva. On pouvait s’y baigner. Sur les bords, j’avais maintes fois trouvé des fossiles », continue Léon Soukhotine.

En 1888, à la mort de Michel, la propriété passe à sa femme Alexandra. Leur fille Nathalie Sollogub sera la dernière propriétaire de Luchino, avant la révolution bolchevique de 1917.

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La photo ci-dessus semble être la seule qui puisse servir d’illustration d’un rassemblement familial à Luchino dans les années 1880. De gauche à droite : serviteur en livrée ; princesse Hélène Viazemski, née Komarovski, première épouse du neveu du poète Viazemski ; baron Michel de Bode-Kolytchev, assis et paralysé par suite d’une attaque cérébrale ; Augustin de Bode, petit-fils de Clément de Bode, qui sera attaché militaire aux Etats-Unis avant la guerre ; Alexandrine Tcherkov, épouse de Michel de Bode ; Agathe, fille de Pierre Yazekov, infirmière s’occupant de Michel de Bode ; Catherine Stoïkovitch, réfugiée serbe de la guerre de 1877 ; Kaznietcheva, « pauvre noble » ; Elisabeth, soeur d’Augustin de Bode ; serviteur en livrée.  Cette photo a été placée sur Internet par Irina Samokhina sur le site « Aprelevka » : 

https://sites.google.com/site/aprelkraj/nas-kraj-aprelevskij/lukino/bode-kolycevy-i-tolstye

« Je n’ai été qu’une seule fois à Loukino du vivant de mon grand-père, » se souvient Léon Soukhotine. « Après sa mort, je suis allé plusieurs fois voir ma grand’mère qui survécut de 10 ans à son mari. Ma grand’mère avait une adoration pour ma mère et m’aimait aussi beaucoup et était toujours heureuse de me faire des cadeaux.

Une fois elle me permit de choisir dans le musée ce qui me plaisait parmi les objets ayant appartenus aux Kolitcheff. Je me rappelle avoir choisi une canne d’ébène avec un pommeau orné de grenades. Je ne me souviens plus à quelle époque je reçus encore de ce musée une rapière des Kolitcheff, avec « vivat Catharina » [illustration similaire ci-dessous] gravé sur la lame. Comme à cette époque les étudiants de l’université de Moscou portaient des rapières dans les grandes occasions, je la portais tout le temps que je fus étudiant, et elle excitait toujours l’intérêt non seulement de mes camarades, mais de tout le monde !

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Parmi les cadeaux de ma grand’mère, j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui la montre en or [illustration ci-dessous] qui avait appartenu à mon grand-père, avec une chaine en or (morceau de la longue chaine à laquelle était attachée la montre qu’il portait en sautoir) ».

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Après le décès de Michel de Bode, le clergé de l’église connaît certaines difficultés financières. Avec l’autorisation du Consistoire, il obtient en 1903 de pouvoir louer des terres appartenant à l’église. Des baux de 12 ans sont conclus avec des locataires qui doivent s’engager à « ne pas ouvrir ni tavernes ni débits de boissons » !

Dans la tourmente des événements révolutionnaires et de la guerre civile, le domaine de Luchino aura fort souffert. Un manuscrit russe intitulé « Domaines de la Couronne » d’Alexeï Grech, publié en 1932 dans l’anthologie « Les monuments de la Patrie », nous révèle que « les Gardes rouges avaient traversé à cheval les pièces du palais d’Oranienbaum en fracassant la célèbre porcelaine de Saxe et les assiettes anciennes à l’aide de leurs crosses de fusils … tout comme à Luchino ils avaient jetés les restes abîmés des barons de Bode en dehors de la crypte … » Au cours des années 1920, Alexeï avait a tenté de rappeler à l’intention des générations futures ce qui avait fait la fierté de la culture russe en évoquant le patrimoine historique et culturel de la Russie pré-révolutionnaire, irrévocablement détruit et perdu.

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Au milieu des années 1930, après avoir servi de colonie pour enfants, la maison familiale est détruite [illustration ci-dessus des années 1920] par suite d’un incendie dû à une maladresse. Selon des témoins, les fondations ont également disparues. Les archives Bode-Kolytchev ont subi un sort incertain. On les retrouve dans le Fonds G.A.R.F. n° 855 (Gosudarstvennyi Arkhiv Rossiiskoi Federazii) soit en provenance du palais Bode à Moscou, soit de Luchino. Quant aux œuvres d’art et autres vestiges historiques, la plupart ont été enlevés et distribués à différents dépôts publics. Si certains bâtiments ont pu être conservés comme l’église de la Transfiguration, la clôture, l’étang et les allées, la chapelle dédiée à Saint-Philippe ainsi que le caveau de famille seront entièrement détruits. L’église sera fermée un temps en 1930 mais sans subir de dommage. Elle est autorisée à réouvrir en 1949 et est ensuite incluse dans le domaine de la résidence du Patriarche de Moscou.

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Des habitations en ruine, datant sans doute de l’époque post-révolutionnaire.

Personne en Russie n’ignore plus l’appellation « Peredelkino », un ensemble de datchas au milieu de la forêt, consacré aux auteurs de la littérature russe moderne. C’est à l’initiative de Maxime Gorki que Staline prit en 1934 la décision de créer un complexe immobilier réservé à l’élite intellectuelle du pays. L’idée en était venue après un congrès de l’Union des Ecrivains Soviétiques (sans doute organisé au « Palais Bode », rue Povarskaïa à Moscou ?). Tandis que Gorki estimait que les écrivains devaient pouvoir se rencontrer régulièrement et échanger leurs idées dans un cadre approprié, tout en puisant leur inspiration au sein d’une nature verdoyante, l’idée de Staline était plutôt d’étouffer dans l’oeuf toute velléité de contestation intellectuelle envers le régime de la part d’écrivains connus, en les encadrant dans un environnement « protégé ». Les noms des écrivains « méritants » étaient fournis par l’Union des Ecrivains Soviétiques comme étant dignes de pouvoir profiter des avantages de Peredelkino. Certains auteurs, ne correspondant pas ou plus aux critères du régime en place, en furent expulsés pour passer ensuite par la case prison.

Boris Pasternak [illustration ci-dessous] aura sans aucun doute été l’hôte le plus célèbre du complexe de Peredelkino. Il y séjourna jusqu’à sa mort en 1960, malgré les nombreux tracas que le régime lui infligea. A son arrivée dans les années 1930, il écrivait à son père : « C’est exactement l’endroit dont on peut le plus rêver sur toute une vie, » témoignant ainsi du charme opéré par Peredelkino ! Sa datcha [illustration ci-dessous] a été transformée en mémorial et c’est sa fille Natalia qui guide les visiteurs. Il est plaisant de lire qu’au moment où l’on refermait son cerceuil, le jour de son enterrement civil, les cloches de l’Eglise de la Transfiguration toute proche sonnèrent par hasard au même moment !

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Il semblerait actuellement que Peredelkino (ou Novo-Peredelkino) soit devenu plus célèbre pour ses « nouveaux riches » qui cherchent à s’y installer et nettement moins pour les célèbres écrivains qui y vécurent du temps du régime soviétique, bien que la résidence du Patriarcat de Moscou [ci-dessous : Alexis II et Poutine] en ces lieux procure malgré tout à Peredelkino un prestige culturel certain.

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En 1952 après la seconde guerre mondiale, commence une nouvelle période dans l’histoire de l’église de la Transfiguration. A l’occasion du 75ème anniversaire du patriarche de Moscou, Alexis I, le gouvernement soviétique attribue au patriarcat le territoire de l’ancienne propriété Kolytchev, du nom du patriarche Saint Philippe. Une transition toute naturelle d’un précédent patriarche aux patriarches de Moscou de l’époque moderne. Depuis le début des années ’90, diverses restaurations ont eu lieu dans le respect de bâtiments historiques, d’anciens lieux délabrés ont été démolis ; on a réinstallé ailleurs environ 600 personnes et le territoire est passé de 3 à 30 hectares, ce qui correspondait à la taille de l’ensemble avant la révolution. Le parrainage de certains sponsors tels que les Chemins de Fer et le combinat Gazprom assure le financement des plans d’aménagement.

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Ces dernières années, au risque de ne plus pouvoir faire la distinction entre l’ancien et le nouveau, de nouvelles constructions et certaines églises ont été édifiées, telle cette grande cathédrale [illustration ci-dessous] (une idée de feu le patriarche Alexis II) dédiée à Saint Michel (6), prince de Tchernigov.

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Son esthétique « paté-crème » semble tout aussi étonnante que l’était le style « nouveau russe » du temps du baron Michel Lvovitch de Bode-Kolytchev … ce qui n’empêche pas Peredelkino de devenir le plus grand centre religieux parmi le patrimoine orthodoxe russe. Témoin cette remarque d’un internaute-visiteur : « La résidence du Patriarche dans la propriété de Luchino, ce n’est pas le Vatican, mais c’est tout aussi beau ! »

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2012 – le patriarche Cyrile consacre la nouvelle cathédrale dédiée à Saint Michel de Tchernigov

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Hommage rendu au patriarche Alexis II après son décès à Luchino en décembre 2008

(1) Le Palais Bode ou la « Maison Rostov » selon le roman « Guerre et Paix » de Léon Tolstoï au 52, rue Povarskaïa à Moscou.

(2) La famille Leontiev cousinera par ailleurs par le côté maternel avec le tsar Pierre-le-Grand.

(3) Pendant une courte période (de 1847 à 1853), le domaine est la propriété d’une certaine K.S. Kovalevskaya, née Zykov.

(4) Il est écrit que les Kolytchev, les Cheremetiev ainsi que les Romanov ont comme ancêtre commun Andreï Ivanovitch Kobyla, descendant du monarque prussien Veidevut.

(5) Monastère fondé vers 1430 sur l’île Solovetski dans la mer Blanche. Il fut transformé en camp du Goulag du début des années 1920 jusqu’en 1939.

(6) Ancêtre (notamment) des princes Obolensky, dont Hélène Nicolaïevna Obolensky (1916-1996), arrière-petite-fille de Michel de Bode-Lolytchev et mère de l’auteur de ces lignes qui signe …

                                                                                                            Nicolas d’Ydewalle

 

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