« A mes chers enfants » – Mémoires de Lev Carlovitch de Bode

Datant des années 1850, les Mémoires de Louis-Léon de Bode (1787-1859) se présentent sous forme de trois cahiers manuscrits : le premier, 50 pages en format 35cm x 22cm, d’une lecture parfois malaisée, pourrait être un projet de version intégrale ; le second, 61 pages en format 10cm x 16cm, d’une écriture fluide et appliquée, représenterait une mise au net (inachevée) de l’ensemble ; le troisième, 18 pages en format 35cm x 22cm, d’une lecture parfois malaisée, serait la première version de la fin des Souvenirs. Le texte s’arrête en 1815 au moment où l’auteur s’apprête à se marier.

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Extrait de « Portraits russes du XVIIIe-XIXe siècle » –
Edition du grand-duc Nikolaï Mikhaïlovitch Romanov, Moscou

Bien que sa langue maternelle ait été l’allemand, Louis-Léon de Bode rédigea ses Souvenirs en français. Le manuscrit comporte de nombreuses corrections d’orthographe d’une main autre que la sienne. Il avoue d’ailleurs lui-même son « ignorence sur l’orthograf ».

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Portrait miniature de Jacob Reichel, 1815. Galerie Tretiakov

Le document provient du Fonds GARF (Gosudarstvennyi Arkhiv Rossiiskoi Federazii) à Moscou (n° 855 – section 222) où sont répertoriés plus de mille dossiers d’archives se rapportant à la famille Bode-Kolytchev, couvrant les années 1570 à 1916. Une partie, sous forme de photocopie du manuscrit, nous a été transmise par Elena Gretchanaia et Catherine Viollet, suite à la publication de leur ouvrage « Si tu lis jamais ce journal ». L’ensemble des Souvenirs nous a été par la suite communiqué par Terra Fabien, ancien étudiant en Histoire Moderne à l’Université de Saint-Etienne, dans le cadre de son travail de fin d’étude, intitulé « Mémoires du baron de Bode-Kolytchev ».

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Ce ne sera pas sans quelque intérêt, mes chers amis, que vous lirez (1) un jour cet abrégé d’une vie, si non orageuse du moins active et variée d’événements et qui, tout en présentant les vicissitudes de l’existence de l’homme, nous prouve de même la sollicitude divine de la Providence pour sa faible créature.  Balloté dès ma plus tendre jeunesse sur les vagues orageuses d’un peuple turbulent et pervers, victime d’une révolution cruelle, sans guide, exposé à tous les dangers de tout genre de séduction, je suis enfin arrivé à un point que j’espère stationnaire.

C’est avec une bien douce satisfaction, mes chers enfants, que je puis vous dire, la main sur la conscience, que jusqu’à ce jour où ma tête grise dénote mon âge déclinant, j’ai été assez heureux de conserver intact dans mon cœur les Principes de vertu et de piété, seul mais précieux bien qui me reste de mes infortunés mais dignes Parents. Je les vois passer jusqu’à sur vous ces principes ; que le ciel vous conserve toujours les cœurs purs, aussi parce que ma tendresse pour vous n’a point de bornes ;  ayez toujours présent à votre esprit l’exemple édifiant de votre excellente mère et n’oubliez jamais combien il est doux de pouvoir dire sur le déclin de sa carrière : « Non, je n’ai pas à rougir dans ma conscience d’une seule action malhonnête ».

Capture d_écran 2017-10-11 à 09.49.16Mon Père [illustration ci-contre] était un seigneur riche (2) de l’Alsace ; à des possessions vastes, il remplissait la haute et basse justice de la Baronnie ; enfin, il était ce que l’on appelle Baron féodal d’un fief Royal, relevant (ce me semble) du Roi de Bavière, son Suzerain (3) ; après avoir fait la guerre de Sept ans avec distinction à la tête du Royal Allemand au service de France, dont il fut le colonel, il se retira du service, emportant avec lui les marques de son mérite (il était chevalier de St Louis) et s’établit dans un de ses châteaux sur le Rhin, nommé Soultz-sous-Forêts, d’un Bourg de même nom qui relevait de son administration, avec ma mère, riche héritière d’une noble famille anglaise, distinguée dans le pays ; elle lui apporta une dotte considérable par le moyen de laquelle mon Père agrandit de beaucoup ses domaines.

Château Bode à Soultz

Château familial à Soultz-sous-Forêts en Alsace

Capture d_écran 2017-10-14 à 12.15.33L’emploi de ces fonds pour l’acquisition de possessions territoriales, qui plus tard furent englouties par la révolution française, donna lieu à ce célèbre procès de ma famille avec le gouvernement anglais ; à la paix de 1815, mon frère aîné [Clément – illustration ci-contre], né en Angleterre, réclama comme sujet anglais d’être porté sur la liste des réclamants anglais pour les indemnités à recevoir des pertes faites par la révolution française ; il y fut porté pour la somme de treize millions de francs que le gouvernement anglais reçu dans la masse du reste des indemnités pour des sujets anglais ; il contesta au commencement deux millons à mon frère ; puis, le Ministère ayant employé une bonne part  pour bâtir le Palais de Buckingham (4), trouva commode de refuser toute la réclamation.

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Mon frère s’étant présenté comme sujet anglais, la protection du gouvernement russe (dont des tentatives furent cependant faites) ne put lui être utile ; brisons sur ce sujet qui a si cruellement séparé et jusqu’à ce jour, mes deux frères aînés de leurs familles, détruisant leurs carrières et jusqu’à leur existence même sans qu’ils ayent encore pu obtenir la moindre justice ; et voilà le pays où les lois protègent la justice, ne serait-ce pas plus correct de dire – l’injustice ; en Russie quand quelquefois la mauvaise foi abusant de son pouvoir est injuste dans ses arets, nous reste-t-il pas un dernier recours et toujours équitable, l’appel au Souverain qui toujours veut la justice, et la fait rendre ; cet appel, l’Angleterre en est privée, un simulacre de Roi peut diviser le bien mais non l’exiger pour sa propre force.

Huit enfants furent le fruit d’une union heureuse, je fus le sixième du nombre et vis le jour en 1787 le 31 de janvier ; je naquis au Zigzag de Bergzabern, autre château de mon père. 

Hof bei Bergzabern - 1847

La villa Zigzag à Bad Bergzabern – aspect d’époque

Ma première enfance ne me retrace guère aucun souvenir remarquable, je me rappelle confusément d’avoir passé avec mon frère et mes petites sœurs un été à ce même château ; c’était une habitation sombre avec des tourelles, des grandes chambres avec des tapisseries gothiques, mais les jardins étaient grands et beaux sur un plan rapide avec des chemins descendant en zigzag entre des vignes, des bouquets d’arbres et des parties de rochers ; de là nous fûmes transportés un jour au château de Soultz, là tout me parut plus clair et plus gai ; il me souvient comme un songe que je fus conduit un jour dans l’étage d’en bas où se trouvait la grande salle à manger, c’était une belle et grande pièce, les convives étaient nombreux, tous militaires, j’arrivais au dessert, je fus appelé de l’un à l’autre, on me donna des fruits, des bonbons, tous me caressèrent mais leur aspect ne me plut pas. J’appris plus tard que c’était l’Etat-Major d’un corps de troupes de la Révolution qui se portait à la frontière.

Bientôt après on nous transporta (les petits enfants) à la ville de Wissembourg ; nous descendîmes dans une antique maison [illustration ci-dessous] dont la porte cochère voutée fut toujours tenu soigneusement fermée ; nos parents et nos aînés nous rejoignîmes bientôt. Un soir, mon Père nous rassembla tous, nous embrassa avec beaucoup d’émotion et nous recommanda d’être bien sage et d’obéir en tout notre excellente mère, nous bénit chacun en particulier et s’occupa de ranger des papiers et autres effets ; ma mère pleura beaucoup, nous en fîmes autant ne sachant trop pourquoi, et enfin l’on nous reconduit dans notre dortoir ; l’extraordinaire de cette scène nous frappa tous, mais un enfant réfléchit-il beaucoup ?

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L’ancienne maison du sonneur de cloches de l’église Saint-Jean à Wissembourg

Le lendemain, entrant dans la chambre de nos Parents, nous fûmes stupéfaits de frayeur à la vue d’un sergent à moustaches avec un détachement de militaires de mauvaise apparence, qui se tenaient dans une attitude menacente près du lit de mon père, qui était vide ; ils étaient venus le prendre pour le conduire au supplice, mais informé à temps par un ami fidèle, mon Père s’était évadé à la faveur de la nuit.

Une circonstance de cette scène qui ne s’est pas effacée de ma mémoire et me sera toujours présente, c’est que ma mère épouvantée à la vue de ces soldats, s’était saisi la tête de la main droite, la partie de la chevelure qui fut couverte de la main, en cet instant, devint aussitôt grise, on distinguait les doigts, elle conserva cette marque d’épouvante jusqu’à ce que l’âge lui eut grisonné toute sa chevelure.

Quelques jours plus tard, ma mère s’évada avec mes aînés et nous apprîmes aussitôt la tragique fin du malheureux Louis XVI. Nous cadets, confiés à la providence, Protectrice de l’innocence, restâmes confiés au soins d’une gouvernante et d’un vieux serviteur dévoué. Enfin, un soir nous entendîmes un fracas épouvantable, notre vieille masure donnait sur un rempart de la ville, le canon ne discontinuait de gronder ; cependant comme tout amuse l’enfance, nous nous plaisions d’admirer, non sans des tressaillements involontaires, ces éclairs, ces cris, ce tumulte de confusions, que présente une ville assiégée que l’on prend à l’assaut ; nous pouvions tout entendre, tout voir de nos fenêtres, mais tout à coup un boulet fracassa le mur de la pièce même où nous nous tenions, quelques balles mortes brisèrent nos fenêtres ; alors la gouvernante toute éplorée, nous fait passer dans une chambre reculée, plus à l’abri de ce feu meurtrier. Là, à genoux, pleins d’un effroi enfantin, les mains jointes nous priâmes avec ferveur ; nous restâmes dans cette attitude jusqu’à ce que fatigués un sommeil bienfaisant clama l’agitation de nos jeunes cœurs ; mais bientôt nous fument réveillés en sursaut, des coups redoublés avec violence à notre porte cochère firent rentrer l’effroi parmi notre petite société, le vieux serviteur monta, dit quelques mots à la gouvernante et disparut, elle nous vêtit à la hâte de quelques vêtement plus chauds et nous descendîmes l’escalier tournant, éclairé par une seul et faible lumière ; un cabriolet nous attendit sur la rue, le vieux serviteur était sur le siège, la gouvernante y monta, nous y plaça tous, je ne conçois pas encore comment, alors que nous étions Capture d_écran 2017-10-11 à 09.58.43quatre enfants. Et nous partîmes au pas, à travers les cris, le massacre et tous les désordres d’une ville livrée au pillage des vainqueurs, escortés par une demi-douzaine d’effroyables figures, c’étaient des Pandours (5) [illustration ci-contre]. Les Autrichiens avaient forcés les lignes de Wissembourg et prit la ville d’assaut ; le commandant le corps autrichien était un ami à mon Père, il se rappela de la promesse qu’il lui avait faite, et nous envoya aussitôt cette sauvegarde en nous invitant de nous évader sans le moindre délai ; notre vieux bon Jacob attela donc un cheval resté par hasard peut-être aux écuries à un cabriolet de la ville, que la même Providence nous avait probablement conservé.

Je ne me rappelle que confusément de ce voyage jusqu’à la petite ville de Gernsbach dans le pays de Bade, où nous revîmes nos parents et nos aînés ; la maison qu’ils retinrent était une vieille masure donnant sur la place publique, des meubles gothiques, des tapisseries peintes à l’huile grotesquement décoraient des chambres basses et sombres ; cependant, la jeunesse se plait partout ; quelques liaisons que formèrent nos parents, nous procurèrent la connaissance de quelques autre enfants dont les parents obligeants s’empressèrent de nous offrir des distractions de notre âge. Rien n’échappe à l’intelligence des enfants, je me rappelle parfaitement bien de cette respectueuse déférence qu’affectaient pour nos parents ces loyaux provinciaux. Je crois que nous habitâmes cette ville environ une année, probablement dans l’espoir d’un retour à l’ordre sur la rive gauche du Rhin, lorsqu’un beau matin des voitures furent avancées qui nous transportèrent après un voyage assez long mais commode dans un Pays où la nature paraissait avoir voulu épuiser tous ses dons ; nous descendîmes aux portes d’un couvent, c’était le chapitre noble des chanoinesses d’Altenberg [illustration ci-dessous] près Wezlar, dont ma tante Louise, sœur de mon Père, était alors abbesse.

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Je me rappelle souvent de ce séjour enchanteur, sur un immense rocher qui domine une plaine à perte de vue, est situé cet antique cloître, son enceinte renferme les plus délicieux jardins, de ses gothiques fenêtres l’on voit la ville de Wezlar, une immense quantité de beaux villages pléthoriquement sur cette vaste plaine que traverse la Laarne, bordée de bouquets d’arbres desquels s’échappent des clochers ravissants ; puis des ruines de quelques châteaux ou chapelles situés sur des pointes de rochers, la grotte de Dalberg n’est pas l’objet le moins curieux ; enfin dans l’arrière-fond, s’élèvent majestueusement les tours [illustration ci-dessous] de l’antique château de Braunfelds, résidence des Princes de Solms de cette branche.

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Château de Solms Braunfelds

Nous fûmes accueillis par ma tante et ces bonnes religieuses avec la plus franche, la plus obligeante hospitalité ; mes Parents et nos aînés furent logés dans le beau bâtiment destiné à recevoir les Etrangers de marque ; nous cadets avec notre bonne gouvernante, on nous logea dans l’intérieur du cloître, dans quelques cellules réunies par des portes de communication ; nos chambres obscures et voutées, avec des fenêtres à petites vitres rondes, hérissées d’images, de sculptures représentant des objets saints, ressemblant plus à l’intérieur de quelques vieilles chapelles qu’à des dortoirs ; cependant l’on est bien partout quand on se sent aimé et ces bonnes religieuses nous aimaient à l’adoration ; avec quel saint respect je traversais ces longs corridors où tout retraçait la sainteté de l’habitation de la vertu , de l’abnégation des vanités du monde.

Puis avec quelle joie (dégagée de ces voutes imposantes) ne montais-je pas aux appartements somptueux occupés par mes infortunés Parents. La partie où logeaient les Religieuses était la partie gothique du couvent primitif et avait vu passer sept siècles sur ces murs rembrunis, le reste des immenses bâtiments était d’une architecture plus moderne, de belles et grandes proportions répondaient parfaitement au luxe intérieur de ce vaste et riche chapitre qui enfermait des nonnes des plus illustres et plus anciennes familles de l’Allemagne.

Mes Parents, mes aînés et leurs maîtres dînaient dans le pavillon dit d’été Fortuna Grüss avec l’abbesse, nous autres cadets et notre gouvernante au réfectoire avec toutes les religieuses, présidées par la sous-prieure ; une d’elles devait toujours faire la lecture à haute voix d’un passage de l’écriture sainte, mais que de distractions causées par nous aux bonnes religieuses, que de tendres caresses de leur part pour nos espiègleries, que de bons morceaux nous furent offerts malgré les protestations de la prudente gouvernante. Je ne finirais pas si je devais suivre mon penchant à vous retracer toutes ces petites futilités qui me ramènent à un âge où tout est jouissance, bonheur qui s’échappe si vite et ne se retrouve plus jamais.

Capture d_écran 2017-10-11 à 09.59.30Cependant, les progrès rapides de la révolution française firent évanouir chez mon Père toutes espérance à un prompt retour à l’ordre ; sa position devint de jour en jour plus précaire, ma mère, avec une éducation distinguée, réunissait à la candeur d’un enfant, cependant un esprit solide et ferme ; elle avait été grande-maîtresse d’une cour d’Allemagne, si je ne me trompe de celle même de Bade ; au moins ce fut particulièrement de cette cour qu’elle obtint des lettres de recommandation pour celles de Petersbourg et nommément pour la jeune grande-duchesse Elisabeth (6) [illustration ci-contre]. Je me rappelle de l’effroi que causa à nos bonnes chanoinesses le seul nom de Russie ; elles s’imaginaient Russie et Spitzberg synonymes et ne voyaient qu’ours blancs ; enfin, ma mère partie accompagnée de mon frère aîné et nous ne tardâmes pas à apprendre les bons résultats de son entreprise.

Capture d_écran 2017-10-11 à 09.59.39L’Impératrice Catherine [illustration ci-contre] engageait mon Père à venir s’établir en Russie, où elle lui fit promettre une existence honnête et indépendante ; de grosses sommes lui furent délivrées par des banquiers de Francfort, et toujours par la mugnificence de cette grande Souveraine, il fut pourvu de tout ce que pouvait exiger un long et si pénible voyage avec une famille et un train si grand, car tous ses anciens serviteurs l’avaient joint et ne voulurent point le quitter ; enfin, notre caravane formant une longue file de voitures se mit en route et prit la direction du Nord, accompagnée des bénédictions et des larmes et regrets de nos bonnes religieuses.

Je conserverai toute ma vie des sentiments d’une tendre gratitude à ce recours de la religion ; ce fond de piété, de révérence pour la Divinité, enfin cette crainte de mal faire, c’est à votre exemple, à vos invitations, saintes femmes que je le dois ; c’est encore dans ces murs que j’ai le plus entendu mon Père nous prêcher sur le principe de l’honnête homme, de l’homme d’honneur, sur l’horreur du crime qu’enfantent des âmes viles, sur les bassesses du vice etc. ; enfin ces premières impressions se sont toujours retraçées à ma mémoire dans l’occasion, toujours ils m’ont préservé du mal, toujours ils m’ont soutenu dans l’adversité.

Je ne ferai point la description de ce long et fatigant voyage, je n’en conserve aucune impression intéressante ; je dirai seulement qu’à la première ville frontière, un officier russe vint par ordre du gouvernement se présenter chez mon Père pour lui servir de guide et de protéger sa marche jusqu’à la ville de Catherinoslaff qui devait être le terme de notre voyage ; par toutes les villes que nous passâmes, les chefs vinrent voir mon Père, des provisions immenses nous furent portées à chaque place de relais, ce qui inquiétait beaucoup mon Père qui craignait (probablement pas à tort)  que l’on en grossirait trop les comptes de notre voyage qui s’effectuait à la charge du gouvernement ; enfin nous atteignâmes la terre promise ; une belle et grande maison avait été préparée à Catherinoslav (de la part du gouvernement) pour nous recevoir ; ma mère, cette image de la vertu, nous y attendait ; que le tableau de cette réunion fut touchant ; je vis pour la première fois des larmes couvrir les paupières de mon vieux et respectable Père.

Mon Père ne tarda pas à se rendre chez le gouverneur de la Province (Mr de Horwath) afin de lui témoigner toute la gratitude pour tant de soins obligeants. Celui-ci ne tarda pas à rendre la visite à mon Père et l’informer des ordres qu’il avait reçu de la Cour, d’acheter sur le nom de mon Père une maison en ville, une terre dans le voisinage et de plus de lui délivrer pour l’entretien de sa famille une pension de trois cent Roubles par mois qui lui furent régulièrement comptés et apportés exactement chaque premier du mois (comme il m’en souvient parfaitement) en cuivre dans des ruches à miel vide confectionnées en paille. La maison et une terre furent achetées à un Mr Zitoff, ami intime du Gouverneur, et nous en prîmes bientôt possession ; la maison était spatieuse et possédait un immense terrain comme jardin ; la terre Kramerowa Balki, non très éloigné de la petite ville de Bérislaw, était située sur le Dniepr ; je me rappelle que mon Père disait qu’elle avait 25 verstes de long mais qu’elle n’était pas très large, les maisons du village étaient petites, très propres, stucquées en blanc avec des peintures en rouge, le cabaret était tenu par une famille juive, il y avait beaucoup de raisins sauvages. Nous y coulâmes des jours tranquilles, manquant cependant de tous les agréments qu’offre la moindre lueur d’une civilisation européenne ; les hyvers de Catherinoslaw nous dédommageaient en partie de nos privations à la campagne.

Capture d_écran 2017-10-11 à 09.59.53Un jour nous reçûmes des lettres de Petersbourg de mon frère aîné ; il servait dans l’artillerie volante comme officier d’ordonnance près du trop fameux Prince Zouboff [illustration ci-contre] ; mon frère annonçait à mes Parents la triste nouvelle que nous venions de perdre l’Impératrice notre bienfaitrice, la Russie une grande Souveraine ; il conseilla à mon Père de ne pas tarder un instant pour venir se présenter au nouvel Empereur dont la générosité égalait ses vues grandes et chevaleresques. Cette nouvelle terrassa mes Parents, ils étaient encore indécis de ce qu’ils feraient, quand quelques jours plus tard on vint leur annoncer que le paiement de leur pension était suspendu puis on réclama les meubles de notre maison qui, tirés du Palais Potemkine, avaient été fournis par le Gouverneur.

Réduits à une maison vide, sans pension, une terre de peu de rapport, mes Parents se Capture d_écran 2017-10-11 à 10.00.04décidèrent enfin d’implorer la protection du nouvel Empereur Paul [illustration ci-contre] ; l’Empereur reçut mes Parents avec bienveillance ; S.M. fit proposer à mon Père de lui demander du service, qu’il le nommerait Lieutenant Général ; mais soit crainte d’une trop grande responsabilité, ne comprenant ni la langue du Pays ni la routine du service russe, soit qu’il se sentit réellement déjà trop vieux et trop âgé, mon Père remercia l’empereur et il n’en fut plus question, mais à une seconde présentation mon Père remis à S.M. en forme de supplique l’exposé de sa position générale ; il ne tarda pas d’approuver comme tant d’autres, l’effet d’un premier mouvement de cette âme grande et généreuse, pour trop méconnue dans les qualités naturelles ; mon Père demandait modestement cinquantes paysans à ajouter au village donné par l’impératrice défunte, vu qu’il manquait des bras pour travailler la terre ; l’Empereur Paul ordonna aussitôt de gratifier mon Père d’une terre de 200 paysans, en y ajoutant gracieusement ces paroles adressées à mon Père : « Je vous ai fait désigner une terre plus près de Pétersbourg, afin de vous voir plus souvent » (cette terre qui jusqu’à ce jour est encore proprieté par les enfants de mon frère aîné est située dans le district de Bambourg près de Narva et est nommé Ropsha [illustration ci-dessous] sur la Louga).

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Début 1930, l’ancienne propriété Bode était devenue une ferme collective

Pénétré d’admiration et de gratitude, mon Père revint nous joindre à Kramerow Balki dans le gouvernement de Catherinoslaw, espérant prendre quelques arrangements avantageux pour cette terre et puis nous amener tous dans sa nouvelle possession ; ma mère était restée à Pétersbourg, elle était logée chez la vieille comtesse Chouvalov (7) et devait y attendre notre arrivée.

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Catherine Saltikov, veuve du comte  Andreï Petrovitch Chouvalov

Le ciel avait cependant ordonné autrement ; mon Père habitué au monde, aux aisances du luxe, devait renoncer à tout cela dans sa terre de Catherinoslaw. Il aimait la chasse, il s’y adonna avec passion ; nos bois sur les bords et les îles du Dniepr lui fournit ample succès ; peut-être aussi ne cherchait-il à s’étourdir sur les anxiétés qui lui fit éprouver le sort futur de sa nombreuse famille, une éducation qui, manque de moyens, se négligeait, l’incertitude de l’avenir, ce changement rapide du fait des grandeurs du Pouvoir, de la richesse à l’état presque de misère dans un Pays étranger, vieux sans ressources ; la position n’était pas encourageante.

Capture d_écran 2017-10-11 à 10.00.17Enfin, après avoir passé un jour près de 36 heures à chasser dans les bois, le fusil sur le dos, courbé sous la charge d’une immense quantité de gibier tué de sa main, mon Père revint le soir et se senti exténué de fatigue, le lendemain il fut obligé de se coucher, son mal empira progressivement ; c’était sa première maladie, mon Père fut robuste, d’une belle taille, d’un extérieur beau, martial et imposant, il parlait bien, involontairement on l’écoutait toujours avec attention et respect, avec cela il était d’un caractère facile, obligeant, bon et plus éveillé que gai. Nous vîmes ce Père [illustration ci-contre] chéri pénétré probable-ment de la nécessité de son existence pour nous, fit ses derniers efforts pour se soustraire à l’esprit de la nature, par lequel il ressentait sombrer, mais tout fut en vain, ses forces l’abandonnèrent, il ne se releva plus de son lit de douleur et finit ses jours à l’âge de 57 ans. Ses dernières paroles furent une prière pressante pour nous, ses derniers regards s’élevèrent vers le ciel qu’il allait habiter. Il y a bien quarante-trois ans (8) de cela mais le souvenir de cette scène déchirante m’arrache encore aujourd’hui une douce larme de regret.

Une maison triste, le silence du vide présidait notre habitation de deuil, il semblait que le dernier fil qui nous attachait à l’existence venait de se rompre. Sur la nouvelle du décès de mon Père, ma mère arriva mêler ses larmes aux larmes de ses orphelins ; elle vendit la maison de Catherinoslaw, la terre de Kramerov Balki, fort au-dessous du prix Capture d_écran 2017-10-11 à 10.00.30et à la hâte, et employa la somme qu’elle en retira pour payer quelques dettes restées après son époux ainsi que pour subvenir aux frais de notre voyage, car elle avait l’intention de nous mener tous à Petersbourg ; passant par la petite ville de Schloff, le Général Zoritch [illustration ci-contre] lui proposa de placer au Corps des Cadets (9) de cette ville mon frère et moi ; nous fûmes donc laissés aux soins de cet excellent chef, et le reste de la famille continua sa route vers Petersbourg. Cette première séparation fut le plus douloureux moment de ma vie, on nous traita cependant bien, tous les dimanche ou jours de fête, mon frère (10) (aîné d’un an) et moi nous dinâmes chez le général Zoritch, c’était une faveur distinguée, car outre ses neveux Néramovitch et Berger, jamais cadet ne fut admis à sa table, pas même les officiers du corps ; je considérais souvent ce beau vieillard et quoique bien jeune encore je réfléchissais cependant sur les vicissitudes humaines, j’avais appris en partie le sort (11) extraordinaire de cet homme singulier, au plus haut faîte de la faveur, sorti bien bas il montrait vrayment de la grandeur dans sa disgrâce. Je ne sais s’il pénétra ma pensée mais un jour, me regardant avec bienveillance et me frappant doucement sur l’épaule, après quelques minutes de silence m’ayant toujours regardé fixement, il me dit : « Ne soit pas si triste, mon enfant, le sort a ses caprices, mais quelle que sera ta destinée future, rappelle toi toujours qu’il n’y a rien de stable dans ce monde, heureux, mille fois heureux celui qui conserve la conscience d’un honnête homme, celui-là seul peut supporter avec résignation les coups de la fortune. »

Quelques semaines après, nous perdîmes ce vénérable protecteur ; tout changea alors dans le corps, l’âme vénale de son empereur et sa dureté envers les élèves mit l’effroi parmi nous ; heureusement qu’il n’occupa pas longtemps sa charge, mais sa courte durée nous laissa des impressions désobligeantes, vous comprendrez maintenant mes bons amis pourquoi depuis votre jeune âge je vous ai toujours traité avec tant de ménagement et de douceur, j’ai voulu vous inspirer une tendre amitié et non cette terreur de l’autorité.

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La douceur du règne d’Alexandre [illustration ci-contre] s’étendit jusqu’à nous ; le loyal colonel Kettler Capture d_écran 2017-10-11 à 10.00.46remplaça notre méchant tyran ; cependant je me sentis bien isolé, bien abandonné dans ce monde, moi qui chérissais tant la vie de famille je ne pus jamais m’habituer à ces traitements rudes que l’on employait alors dans les établissements publics ; je me soumettais avec résignation à toutes les peines et privations physiques, mais je sentis toujours en moi-même une certaine dignité de l’homme, que toute mesure qui la diminuait révoltait mon jeune cœur ; appuyé un jour contre une colonne du Palais des jadis Rois de Pologne (après la mort du général Zoritch nous fûmes transportés à Grodno et logés dans le palais royal de cette ville) [illustration ci-dessous] faisant des châteaux en Espagne et songeant au bonheur d’être un jour tous sur une tranchée en saisissant un drapeau ennemi, je vis entrer effectivement dans la cour du Palais un militaire de moyenne taille assez plaisamment costumé, l’habit rouge, les parements et les culottes vert de pomme, la veste à poches d’un jaune paille, d’immenses bottes fortes éperonnées, avec des manchettes à toutes les extrémités, un petit chapeau à trois coins bordé d’un petit galon d’argent, une queue poudreuse qui descendait jusqu’à la taille, une petite épée qui traversait horizontalement le dos du chétif officier des mines, car c’en était l’uniforme.

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Le Nouveau Château de Grodno, résidence d’été des rois de Pologne

Des rires immodérés s’emparèrent de toute la troupe des cadets présents, je n’en fus pas un des derniers, mais quel fut mon saisissement quand cet officier des Mines demanda à voir le jeune Baron Bode, je tressaillis, j’examinais les traits de l’étranger, c’était mon frère Henri (12), il nous annonça qu’il arrivait avec ma mère et ma sœur Marie (plus tard Comtesse Colombi) qu’elle nous avait obtenu un congé illimité et qu’elle était venu nous prendre pour l’accompagner dans son voyage ; je ne pus proférer une seule parole, je tins mon frère étroitement embrassé et versait un torrent de larmes ; un silence général suivit ces rires bruyants ; mes camarades embrassèrent tantôt mon frère, tantôt moi, on aurait pu penser qu’il appartenaient à la famille.

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Uniforme d’un cadet russe en 1793, issu du corps d’infanterie des cadets gentilhommes

Je ne quittais pas le corps (13) des cadets avec regret, bien au contraire, mais j’avais prise de l’attachement pour mes camarades, la jeunesse est bonne et j’en étais aimé. Enfin nous quittâmes Grodno. En voyage, mon frère Henri, qui toujours a été un homme d’un grand mérite et possédant de vastes connaissances, nous examina légèrement sur notre savoir, il trouva que nous étions mon frère Félix et moi parfaitement ignorants ; cela ne pouvait pas avoir été autrement et je me suis repenti toute ma vie d’une première éducation manquée ; cependant, nous poursuivâmes notre route, passâmes par Varsovie, Berlin, Dresde, etc. et j’appris à mon grand étonnement, mais surtout fort à propos, que ces villes étaient des capitales d’autant de Royaumes, l’on m’en avait soignement gardé le mystère au Corps des Cadets ; nous arrivâmes enfin sur le Rhin.

Tout était changé sur le bord opposé, un homme que des siècles seuls produisent avait refoulé l’anarchie, il avait assaini le gouvernail d’un état ; battu par des tempêtes, ne possédant plus ni mâts ni boussoles, d’une main ferme il le dirigea au port, confondit les éléments d’une fermentation incendiaire, réunis sur un même point tous les esprits et fit plier sous son sceptre de fer tout et tous sans souffrir de résistance aucune. Tout rentra donc, non dans l’ancien, mais dans un nouvel ordre de choses ; ma mère obtint d’être rayée de la liste fatale mais jamais elle ne put obtenir que cela ; le château de Soultz avec ses forêts, ses terres, ses usines de sel, d’asphalte et de charbon de terre qui avaient appartenu à mon Père furent assimilés aux bien nationaux et vendus en grande partie au profit du gouvernement ; le château de Bergzabern avec ses terres, etc.,  avait été acquis par un particulier et nommément par un coordonnier de mon Père ; dans l’espérance d’obtenir quelques débris de notre ancienne fortune, ma mère se décida de pousser jusqu’à Paris, elle laissa encore une fois mon frère Félix et moi au château de Soultz aux soins du directeur des salines, le même homme qui les avait dirigées jadis pour  mon Père, un certain Mr de Rosentritt, homme éclairé et brave homme.

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Plaque tombale de Rosentritt à Bad Rappenau

Ma mère ne put rien obtenir à Paris ; il est singulier qu’un oncle de ma femme actuelle, Capture d_écran 2017-10-14 à 14.21.13Monsieur de Kolytchef (14) [illustration ci-contre] et dont elle a hérité par la suite, était alors ambassadeur de Russie à Paris et a soutenu les prétentions de ma mère de tous ses moyens et de la manière la plus obligeante. N’ayant donc malgré tous ses efforts, rien pu obtenir à Paris, étant très gênée dans ses finances qu’elle tenait des services bienveillants de l’excellente et bienfaisante impératrice Elisabeth qui ne l’a jamais abandonnée et qui l’a soutenue et pensionnée jusqu’à sa mort ; les Registres du digne Mr de Longuinoff (actuellement secrétaire d’état) peuvent en attester le fait. Ma mère quitta Paris pour se rendre à Londres, espérant fléchir un frère immensément riche mais cruel et qui lui avait refusé tout secours lors de la révolution de France, lui reprochant amèrement de s’être mariée contre son gré hors du Pays ; enfin, n’ayant rien pu obtenir de ce côté, elle retourna en Russie épuisée de fatigue et de plus d’un dénuement complet d’argent.

En attendant, mon frère et moi nous nous trouvâmes à peu près abandonnés à nous-mêmes ; logés dans un appartement au troisième de l’ancien château [illustration ci-dessous] de notre Père, nous restâmes confiés aux soins d’un valet russe (pris de la terre de Kramerow Balki) nous dinâmes avec le Directeur Rosentritt qui en outre nous donna un ancien Jésuite pour directeur de nos études ; notre valet russe voyant dans quel dénuement l’on nous avait laissés, devint très insolent, menaça de nous battre si nous ne lui obtenions de l’argent, porta plainte de ce qu’il était esclave dans un pays libre  (il avait déjà obtenu et de la même manière de ma mère, en passant par Wissembourg, un certificat légalisé à la municipalité, comme quoi elle renonçait à tous ses droits sur lui, s’il lui plaisait de retourner en Russie) ;  enfin j’obtins qu’on le chassa.

L'ancien château de Bode à Soultz

Notre Jésuite Mr Weich était un homme de mérite et très instruit, il avait profité de la révolution pour se marier et réparait par une conduite exemplaire l’illégalité de son mariage ; il venait tous les jours nous instruire dans la Religion, l’histoire, la géographie, un peu de mathématiques et les langues allemande et française ; trouvant quelques heureuses dispositions en nous et surtout beaucoup de bonne volonté, il s’occupait particulièrement de moi avec beaucoup de soins, il nous apporta les livres qui pouvaient nous être utiles, et devint enfin pour nous une société instructive, agréable, indispensable ; la lecture des Mémoires de Plutarque réveillait en moi les devoirs de ma vocation ; ce n’était pas dans le château de Soultz (qui n’était plus le nôtre) que je pouvais espérer remplir cette vocation de gentilhomme ; mon frère et moi tenâmes donc concile sur le parti à prendre, nous y associâmes le jésuite Weich ; le résultat de notre délibération fut que mon frère écrirait à Mme la Margrave de Bade (15), moi à celle de Hesse-Hombourg (16) (qui était ma marraine) toutes deux avaient toujours honoré ma mère de leur amitié.

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Amélie de Bade (1754-1832) et Caroline de Hesse-Hombourg (1746-1821)

Mon frère reçut bientôt une réponse, on l’engageait à se rendre de suite à Carlsruhe ; pour moi je n’étais pas si heureux, ma lettre était restée sans réponse ; mon frère se mit en route, Mr de Rosentritt lui fournit un peu d’argent pour faire la route, il entra de suite aux Gardes du Margrave, par la suite il se maria, épousa une charmante jeune personne qui lui porta une dot considérable et finit par être colonel de la garde du Grand Duc de Bade.

Dès que le départ de mon frère fut fixé, le sommeil ne pénétra plus mes paupières ; mes Capture d_écran 2017-10-11 à 10.02.36adieux avec mon frère furent touchants et dès qu’il fut parti, je roulais différents projets dans ma jeune tête ; ayant remercié tous ceux qui m’eurent témoigné quelqu’intérêt, je partis un  matin seul, à pied, le gousset bien mincement garni, dirigeant mes pas sur la chaussée de Mayence, là où on me dit que je devais me présenter chez le préfet pour obtenir un passeport pour l’Allemagne. Je le fis mais quel fut mon désespoir quand je reçus pour réponse de Mr Jeanbon St André (17) (c’était le nom du préfet) [illustration ci-contre] que j’approchais de l’âge de la conscription, qu’il me trouvait fort malin d’oser espérer obtenir un passeport pour m’en soustraire, que je n’avais qu’à attendre là au Bureau et qu’au contraire on allait me renvoyer dans mon arrondissement.

Je me le tins pour dit, et revenu de ma première stupeur, voyant survenir beaucoup de monde, je m’esquivai à la faveur de la foule sans regarder en arrière ; arrivé à mon auberge, je saisis l’aubergiste par le bras, sa figure respectable m’avait inspiré de la confiance ; les larmes aux yeux je lui dit que j’étais russe, que j’abhorrais la France qui m’avait privé de tout, que je ne pourrais jamais la servir et finis par le supplier de m’aider à passer le Rhin ; le bon vieillard écouta attentivement le récit raccourci de mon histoire, et touché de ma position, promit de m’aider dans mon entreprise.

Le Rhin était pris de glace, des enfants s’amusaient à glisser dans des petits traîneaux sur les bords du fleuve ; le veillard appela son fils, lui dit quelques mots à l’oreille et m’enjoignit de suivre ce dernier ; le jeune homme m’engagea de m’asseoir dans son petit traîneau, me promenant toujours en avançant en zigzag sur les bords ; enfin, s’étant écarté de la foule des glisseurs et cherchant à se dérober de l’attention des sentinelles, il s’élança sur la rive opposée et me déposa très adroitement sur la droite du Rhin ; je l’embrassais tendrement et il m’avoua que je n’étais pas le premier que son père avait protégé ainsi ; je lui remis pour souvenir une petite boîte en or que ma mère m’avait donnée, je l’embrassais encore et il me quitta à la hâte pour ne pas être remarqué.

Je respirais à Cassel mais la crainte d’être poursuivi ne me permit point de m’y arrêter, je continuais donc ma route sur Francfort où je ne tardai pas d’arriver abimé et fatigué et pas un sol en poche ; cependant la nécessité commande, j’entrai dans une auberge demandant un soûper et un lit pour me reposer ; je ne conçois pas jusqu’à ce jour ayant toujours été timide et consciencieux d’où je pris tant d’assurance ; arrivé dans ma chambre, je me jetais à genoux et priai le ciel avec ferveur de ne pas m’abandonner dans ma détresse (j’avais 14 ans) (18) le lendemain m’ayant bien restauré, la crainte de m’être exposé à des dépenses n’ayant pas de quoi m’acquitter.

Cependant le but de mon voyage à Francfort avait été d’y trouver le Baron de Capture d_écran 2017-10-12 à 10.26.37Reding (19) [illustration ci-contre], frère d’une chanoinesse d’Altenberg, et que j’avais souvent vu chez ma tante l’abbesse ; j’appris par les gens de l’auberge qu’il était en ville, mais n’ayant plus de quoi payer l’aubergiste ni rien à lui laisser en gage, je me décidai à écrire quelques mots au Baron de Reding, auquel j’annonçais mon arrivée et lui fis en peu de mots l’exposition de ma position ; quelle que fut ma joie quand ce seigneur arriva bientôt dans un équipage fort élégant me prendre, il m’acquitta près mon hôte et m’offrit un appartement dans sa maison ; je fus accueilli dans cette respectable famille avec cordialité et une véritable urbanité ; il mit en tout une délicate obligeance ; ma garderobe fut toute restaurée à neuf, et comme il m’assura, aux frais de ma mère à laquelle il redemanderait le remboursement ; il recevait beaucoup de monde, c’était des gens fort riches, il me souvient qu’un jour me menant au spectacle, on donnait Ludovica, j’y étais pour la première fois de ma vie, mon imagination se monta tellement que j’allais franchir la loge et me mêler aux combattants si un prompt retour sur les alentours, et les rires de mes excellentes hôtes ne m’eurent calmé à temps.

Enfin après tant de privations, je jouissais d’une existence bien agréable dans cette estimable famille ; cependant plus le Baron était bienveillant envers moi plus je souffrais et sentis qu’il était indiscret de vivre ainsi à sa charge, moi qui n’avais aucun droit, d’ailleurs que devenait ma carrière, je désirais servir et au moins me faire tuer honorablement à la guerre ; je ne rêvais qu’assauts et batailles ; un matin j’entre chez le Baron et lui expose mes désirs lui demandant conseil et protection, il approuva fort ma résolution et me dit qu’étant très connu avec un colonel autrichien qui se trouvait pour le moment à Francfort, il l’engagerait à dîner pour le lendemain et que peut-être il arrangerait mon affaire ; effectivement le lendemain le colonel arriva pour le dîner, c’était un homme de sens et paraissait brave homme ; au départ il fut question de mon affaire, le colonel dit qu’il était chargé d’un recrutement, qu’étant gentilhomme je serais reçu sans faute à Vienne comme sergent noble, mais que lui n’ayant de pouvoir que pour les enrôlements de soldats, il ne voyait pas d’autres moyens que de m’enrôler comme simple soldat en faisant pour le reste son rapport sur les particularités de cet enrôlement spécial, qu’il faudra me soumettre à accepter la somme d’enrôlement et faire jusqu’à Vienne le trajet à la chaine des enrôlés ; le feu me monta à la tête, tout tournait autour de moi, je perdis connaissance ; revenu à moi je me trouvai dans mon lit, on ne me parla plus jamais du Colonel autrichien.

Cependant, il s’était opéré depuis ce jour un grand changement en moi, j’étais tombé dans un découragment complet. Parlant un soir de chasses et autres, je racontais au Baron la mésaventure de ma lettre à la Margrave de Hesse-Hombourg, il me reprit de ne lui en avoir pas parlé plus tôt, il supposa que cette lettre a bien pu se perdre à la poste, et en écrivit une aussitôt qu’il expédia à Hombourg ; Hombourg n’est qu’à 4 lieues de Francfort.

Nous tardâmes pas à en recevoir une réponse des plus aimables ; le Baron de Reding fut engagé à m’y mener en personne, il s’y refusa cependant et m’expédia à Hombourg dans son carosse ; l’accueil bienveillant que je reçus de cette illustre famille dépasse tout ce que j’aurais osé espérer de mes plus proches parents ; logé près du Prince Léopold, je fus admis à entendre les leçons que ce jeune Prince recevait de son gouverneur Monsieur Duroc ; le reste de la journée je passais dans le cercle de famille et fus traité comme si j’en étais un membre. C’est alors j’y vis journellement dans l’intimité des réunions de famille, cette Princesse dont la beauté angelique renfermait une âme céleste, de la simplicité dans ses manières, l’abandon gracieux de l’innocence, elle réunissait cependant malgré son jeune âge un esprit naturel soigneusement cultivé.

Capture d_écran 2017-10-11 à 10.03.02Il y a bien des années passées depuis, mais quand je désire me représenter la perfection de la vertu, c’est toujours l’image de cette Princesse qui se présente en première ligne ; je ne m’étonne donc pas que la Princesse Marianne de Hesse-Hombourg [illustration ci-contre] (20) fait depuis longtemps le plus bel ornement d’une des plus grandes cours de l’Europe ; elle épousera plus tard le Prince Guillaume, frère du Roy de Prusse.

Le cercle intime de la cour de Hesse Hombourg était alors composé du vieux Landgraf, de son épouse, six fils et quatre filles : le Prince Fréderic était général Capture d_écran 2017-10-11 à 10.03.15en Autriche, le Prince Louis Lieutenant-colonel au service de Prusse, les Princes Philippe et Gustave Majors, le Prince Ferdinand capitaine de cavalerie, tous au service de l’Autriche ; enfin le Prince Léopold, [illustration ci-contre] capitaine au service de Danemark ; le commandant des troupes, du château, maréchal de la cour et des voyages, toutes ces dignités se trouvaient réunies dans la Personne d’un comte Waltron, brave homme qui se désolait de ce que les Princes arrivés tous alors en semestre voulaient chacun exercer les troupes (composées en tout de 80 hommes) à la mode des pays où ils servaient eux-mêmes. Enfin il se décida d’abandonner à chacun par 15 hommes, que je vis tous les matins exercer sur les différentes pelouses du jardin devant les fenêtres du château (21).

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Ces Princes étaient bien jeunes, le Général lui-même, quoique le plus âgé, ne dédaignait pas d’instruire ses 15 hommes sur une pelouse, tant la propriété domestique a des charmes.

Monsieur Duroc, précepteur du Prince Léopold (22), était un homme instruit, de bonnes manières et d’une conversation agréable ; le vieux Landgraf [illustration ci-dessous] était un homme sec, sérieux, grand agronome, et administrait son petit Pays lui-même paternellement, les habitants parlaient de lui avec amour et respect.

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Frédéric V de Hesse-Hombourg (1748-1820)

La Margrave était la bonté même, on apercevait encore les traces d’une grande beauté, elle Capture d_écran 2017-10-14 à 15.33.33causait volontiers et aimait beaucoup les promenades dans les vastes jardins du château dont une partie était sa création et tous très bien entretenus, la Princesse Gustavie (23) [illustration ci-contre] était restée fille pour ne pas quitter ses parents, puis venaient les Princesses de Desau et de Rudolfstatt et enfin la Princesse Marianne (aujourd’hui Princesse Guillaume de Prusse).

Toutes ces Princesses étaient bonnes, aimables et auraient orné les salons les plus distingués ; enfin pour la clôture, il y avait une demoiselle d’honneur, déjà passablement majeure, petite, grosse et laide mais du reste avec le perroquet gris Monsieur de Possellé, elle faisait assaut d’amabilité, et bonne, puisque tout était bon dans cette habitation patriarcale, c’était elle qui me protégeait quand ma timidité me rendait quelquefois nigaud ; quelques mois se passèrent donc ainsi, j’aurais voulu y finir mes jours de vieillesse ; cependant dès mon arrivée à Hombourg Madame la Margrave avait écrit au Landgraf de Hesse Cassel le priant de me placer à son service.  Un matin donc cette réponse arriva ; le Landgraf manda qu’il me recevrait volontiers (pour faire sa cour à Madame la Margrave) comme officier dans ses Gardes.

Fourni de tout, accompagné des bénédictions et des souhaits pour mon avancement de cette illustre et digne famille, je partis pour Cassel avec mes lettres de recommandation. Je ne saurais jamais assez exprimer les sentiments de regrets et de profonde reconnaissance, de ce dévouement religieux qui suffoquèrent mon cœur quand je perdis de vue ces toits hospitaliers qui renfermèrent tant de vertus.

Arrivé à Cassel, je fis aussitôt l’acquisition d’un immense chapeau plumé et d’une épée Capture d_écran 2017-10-11 à 10.03.44d’acier, j’avais vu dans un exemple des comédies de Molière où il y avait des gravures, que les gentilhommes étaient représentés avec des épées et des chapeaux plumés, je pensais ne pas mal imposer ainsi au nouvel Electeur [illustration ci-contre], vieillard grave ; enfin je fus présenté en ce costume au vieux souverain à la parade ; était-ce le ridicule de mon accoutrement ou ma figure enfantine mal déguisée sous mon chapeau féodal mais, m’ayant toisé de la tête aux pieds, il ne me trouva probablement pas digne encore de m’admettre dans ce corps d’officier dont les vieilles moustaches rappelaient le soleil de l’Amérique ; l’électeur me pinça la joue avec un sourire bienveillant et dit à son aide de camp général : Général de Motz, faites enregistrer cet enfant comme porte-enseigne dans mon premier Régiment des Gardes à pied. Me voilà donc sous-officier dans les Gardes à pied.

Très scandalisé d’en avoir si peu imposé avec ma belle et longue épée d’acier et bien déçu de mes espérances martiales, car au lieu de commander un peloton de grenadiers il me fallut suivre un cours d’étude au cops des Pages de Son Altesse l’Electeur.

Bientôt j’entrais dans le tourbillon d’une jeunesse militaire et bruyante et me livrais à toutes les distractions de mon âge ; grand rieur moi-même je fus bientôt compté parmi les camarades les plus éveillé ; un jour que je n’avais pas ménagé un des nôtres, jeune homme un peu sournois, il me riposta très plaisamment mais de tous les moyens de son esprit malicieux ; ses idées burlesques me firent rire jusqu’aux larmes, je ne compris pas que cela était autant d’offenses qui devaient tirer à conséquence, quand un jeune homme des nôtres, plus âgé que moi et qui avait assisté à la scène avec un déplaisir visible, me prit par le bras et m’emmena à l’écart, là il me tint à peu près ce discours : Je vois mon jeune ami que vous ignorez absolument les usages ; Mr de Boinbourg (24) n’a pas encore fourni ses preuves, il veut les donner à bon marché en s’accrochant à un enfant comme vous. (j’étais d’une constitution très délicate et j’avais à peine 15 ans) ; C’est indigne ! Vos forces ne sont pas égales, du moins savez-vous vous battre au sabre ? Vous êtes offensé et devez lui demander raison, si vous ne voulez pas être hué de tous vos camarades.

Ma position n’était pas à mourir de rire, j’en perdis au contraire toute l’envie ; j’avouais naïvement au généreux Monsieur Porbeck (25) que je n’avais touché une autre épée que celle en acier qui leur avait fait tant de plaisir lors de ma présentation à l’Electeur, que je ne l’avais même pas tiré pour cause de rouille ; Monsieur de Porbeck examina ma petite flamberge de sous-officier (les portes-enseignes se battaient avec leurs petits sabres courts d’ordonnance) et la trouvant mal aiguisée m’offrit la sienne et en même tems se proposa pour être mon second, je l’acceptais avec plaisir ; puis il me dit : « Vous suivrez les instructions suivantes, Monsieur de Boinbourg veut vous faire la victime pour sa réputation, il foncera sur vous avec acharnement, et certainement vous serez grièvement blessé, il le lui faut, mais tout n’est pas perdu si vous suivez exactement ce que je vous indiquerai, comme votre second je dois être placé à côté de votre adversaire, je tiendrai à la main un mouchoir blanc, Monsieur de Boinburg foncera avec vivacité sur vous, évitez les coups en reculant chaque fois d’un pas en arrière, vous le reprendrez quand il se remettra en position, laissez le faire ainsi jusqu’à ce que vous me verrez lever la main avec le mouchoir, ce sera le signe que son bras se fatigue, alors foncez sur lui avec impétuosité et vous prendrez le dessus. » Il ajouta : « C’est le seul moyen de vous sauver la vie car il vous fendra le crâne. »

Je remerciai mon nouvel ami Monsieur de Porbeck, et quoique pas trop bien à mon aise, voulant me donner une tenue imposante qui ne s’accordait ni avec ma figure ni avec mon émotion (j’allais me [faire] couper la gorge pour une première fois à l’improviste et sans le moindre courroux), je m’avançais près mon adversaire et l’apostrophait à peu près en ces termes : « Monsieur ! Vous m’avez offensé, on ne le fait pas impunément, je vous en demande satisfaction sur le champ. »

J’étais fort content de mon éloquence mais quand Monsieur de Boinburg me répondit en riant qu’il était charmé de me donner une leçon qui pouvait avoir l’agréable résultat de me faire faire connaissance avec mes aïeux. Je devins réellement courroucé contre lui ; j’estimais beaucoup mes aïeux mais je tenais fort à la société plus amusante de mes joyeux camarades. Je devins donc impatient de profiter de mon premier élan de valeur.

Nous nous acheminâmes donc dans l’épaisseur d’un bois d’une partie de ce magnifique jardin ; chemin faisant, Monsieur de Boinbourg, pour plus m’intimider me parla beaucoup sur les chances d’un duel, me conseillait de songer avant à écrire à mes parents et amis, de faire une dernière volonté si j’avais quelques affaires à régler. Enfin il m’impatienta et me mit à bout et au lieu de m’intimider, je devins réellement furieux contre lui, quoique un peu attendri sur mon propre sort, marchant à peu près à une mort certaine, car je n’avais pas une idée comment on se battait ou se défendait, avec cela nos sabres étaient si courts que l’on était par trop près l’un de l’autre pour pouvoir éviter les coups que l’on aurait dû parer.

Arrivés sur place, nous nous débarrassâmes de nos habits, et placés par nos seconds, Monsieur de Boinbourg fonça aussitôt sur moi en désespéré, je lui cédais bien vite le terrain en reculant de plusieurs pas, et ses coups s’enfoncèrent en terre, mais croyant plus efficace à une seconde attaque d’employer tous mes moyens de défense, j’essayais de parer le coup de ma main gauche, l’expédient n’était pas merveilleux, il me coupa une veine au bras gauche et le sang rejaillit avec force de mon bras ; les seconds arrêtèrent aussitôt le combat, Monsieur de Boinbourg me demanda si j’étais satisfait ; mais outré du rire démesuré des spectateurs, d’ailleurs n’ayant pas encore apperçu le signe de Monsieur de Porbeck qui au contraire me lança un regard sévère. Je répondis hardiment que non, l’on banda ma plaie tant bien que mal, et nous [nous] remîmes à l’ouvrage ; même impétuosité, même complaisance à céder du terrain, réduit enfin au désespoir par ses rires qui ne discontinuaient pas, mais chaque fois saisi d’un mouvement involontaire à la vue de ce sabre élevé sur ma tête qu’une moindre négligence allait fendre ma tête.

Je vis chaque fois enfoncer la pointe du sabre dans la terre avec une violence qui égalait la fureur inconcevable de mon adversaire, enfin le mouchoir blanc de Monsieur de Porbeck parut en l’air, je venais de recevoir une large blessure à la main droite, la rage se saisit de moi, et sans faire attention aux attaques de Monsieur de Boinbourg je fondis au contraire sur lui avec une impétuosité que la douleur rendit plus violente ; c’était ma première attaque, le choc était rude, Monsieur de Boinbourg céda du terrain mais je ne le lâchais plus, enfin il reçut une balafre épouvantable au travers la figure, depuis l’œil gauche jusqu’au menton ; toute sa figure fut de suite couverte de sang et son sabre lui tomba des mains ; je courus aussitôt embrasser mon généreux ami Monsieur de Porbeck ; les rires cessèrent aussitôt, toute cette jeunesse vint me féliciter et à qui m’embrasserait le premier, on n’aimait pas Monsieur de Boinbourg et était content de la petite correction qu’il venait de recevoir.

Enfin on nous pansa – parmi les assistants se trouvait un jeune chirurgien du régiment, il ne trouva la blessure de Boinbourg nullement dangereuse : le crâne n’était même pas endommagé ; ma main déjà affaiblie par la douleur de ma blessure et la fatigue même n’avaient eu la force que de ne couper les chaires molles, le chirurgien déclara que Monsieur de Boinbourg en serait quitte pour garder six semaines la chambre, pour moi je pourrai me panser et sortir partout. Monsieur de Boinbourg (26) qui voulait cependant ne pas paraître déconcerter, s’approcha de moi et me dit que je suis un brave garçon et qu’il m’offrait son amitié. Il nous proposa de finir l’affaire par un déjeuner qu’il nous offrit, mais dont lui même ne put jouir.

Pour moi, j’appris à marcher plus droit mais aussi à me tenir plus sur la réserve. Vous concevrez, mes bons amis que dès ce jour, je fréquentais régulièrement la salle d’armes.  Mais fût-ce que j’eus acquis l’estime de mes camarades, ou que j’eus appris à être mieux sur la réserve, mais pendant tout mon séjour à Kassel, que dis-je ? pendant le reste de mes jours, je n’ai pas tiré le fer meurtrier contre un ami ou un camarade.

L’Electeur m’avait fait dire par le Général de Motz que si je servais bien, dans quelques mois il m’avancerait officier, d’après la promesse qu’il avait faite à Madame la Margrave de Hesse Hombourg. Dix mois s’étaient passés et je n’étais pas avancé. Je me décidais donc à me présenter à mon Commandant de régiment, le Colonel de Hanstein, et à lui déclarer sans plus de détours qu’habitué toujours à tenir ma parole, j’étais fort étonné que Son Altesse n’en fit pas autant. Je lui contais tout ce qui s’était passé et le priais de me conseiller. Il m’engagea à patienter, me disant que j’étais bien jeune encore et que l’Electeur a pu oublier une chose, qui n’était pas bien grave, et que cependant il lui en parlerait.

Capture d_écran 2017-10-11 à 10.04.16Le lendemain à la parade [illustration ci-contre], commandé avec les autres sous officiers à l’ordre du jour, je fus fort agréablement surpris d’avoir, entre autre, à inscrire sur mes tablettes ce qui suit : « le sous officier, gentilhomme du Premier Régiment des Gardes à Pied, Baron de Bode est, pour sa bonne conduite et zèle pour le service, avancé comme Enseigne dans le Régiment des Grenadiers de la Garde. » Pour le coup, je croyais ma fortune faite – j’avais environ quinze ans.

J’allais porter le même habit avec des Lieutenants de cinquante ans qui avaient pris leur baptême militaire sur le sol de l’Amérique, vendue à l’Angleterre par un Prince plus humain administrateur de son électorat, qu’il n’avait été délicat sur les moyens d’augmenter son trésor par sa véritable excellente armée –  les émolutions d’un officier hessois sont, sinon considérables, très suffisantes pour vivre agréablement, d’ailleurs j’étais un enfant qui n’avait connu encore que les privations. Les premiers temps, j’employais même une grande partie de mon argent à payer différents maîtres car j’avais passablement goût pour les études sérieuses.

C’est vers ce temps que je reçus les premières nouvelles de ma pauvre mère. Elle avait Capture d_écran 2017-10-11 à 10.04.32reçu mes lettres dans lesquelles je l’informai de tout ce qu’il m’était advenu depuis notre séparation. Elle m’envoyait de temps en temps des sommes, quoique pas grandes, mais trop considérables pour moi, car dès que j’eus du superflu, je fus condamné à subir l’expérience des égarements d’une jeunesse abandonnée à la fougue de son âge, sans guide et sans conseil. Si je n’ai jamais donné dans la crapule, ni aucune action ignoble n’a souillé mes égarements, cependant, j’ai été entraîné dans tous les excès d’une vie dissipée et frivole. Je cherchais cependant mes distractions par préférence sinon dans la véritable bonne compagnie mais dans ce que l’on nommait le beau monde. J’étais jeune, bien de figure, d’une gaieté franche, grand rieur et bon enfant. Je faisais ainsi facilement du chemin auprès de ces belles qui cherchent plus les plaisirs qu’une conduite intacte.

Dans le temps, je montai beaucoup au manège de la cour. J’appris les premiers principes de l’équitation par le fameux écuyer Hunnerdorf dont le livre sur l’équitation a été traduit dans toutes les langues.  Quelques années se passèrent ainsi. Tantôt je passais mon temps dans la société bruyante et peu édifiante d’une jeunesse qui courait les plaisirs ; quelquefois par intervalles je m’adonnais sérieusement aux études ; de temps à autres, je faisais avec quelques hommes plus posés des courses à pied assez loin dans les environs. Nous y passions des journées entières à marcher – des conversations agréables et instructives me faisaient souvent regretter le temps que je perdais dans l’oisiveté d’une vie déréglée.

Vers ce temps, je devins éperdument amoureux d’une jeune demoiselle belle et riche. Elle répondit bientôt à mes sentiments. On me croyait riche aussi j’eus bientôt acquis la certitude que l’on me recevait avec plaisir comme gendre. Mes affaires étaient en bon train. On me traitait déjà dans la maison comme promis, quoique je n’eus pas fait encore mes propositions en forme. Cependant, le germe de l’honnêteté n’était point étouffé en moi, des remords de cause me prirent de m’avoir laissé supposer riche quand j’en savais bien le contraire. Je n’avais nulle envie de faire ma confession, mais je ne voulais pas non plus tromper personne. J’évitais les occasions d’intimité où j’aurais dû m’expliquer et espérais peu à peu du temps ; on connaissait mon nom à Cassel, on savait que mon père était un des seigneurs féodaux les plus riches (27) sur le Rhin ; (c’est en partie ce qui décida l’électeur de m’avancer si jeune) on savait bien que la révolution l’avait privé de ses biens, mais on supposait de grands capitaux sauvés,  etc…

Tout à coup dans tous les salons il n’était question que de la guerre d’Austerlitz. On s’attendait [à] des héros du Nord. Mais quand la bataille de ce nom eut lieu les avis changèrent. J’entendis partout des propos qui m’indignèrent. Mon sang s’agitait. Je sentis une certaine honte de me voir inactif au service d’un prince duquel je n’étais point sujet. Je m’éveillais tout d’un coup d’un profond sommeil ou plutôt d’une longue léthargie. Enfin un matin, je pris directement le chemin du château et me fis annoncer à l’Electeur. Le prince me reçut gracieusement dans son cabinet. Je lui exposais mes devoirs envers ma nouvelle patrie et tout en le remerciant de sa bienveillance, je le suppliai de m’accorder ma retraite. Après m’avoir longtemps questionné avec bonté, le vieux souverain m’accorda ma démission mais ajouta : « je considère votre congé que comme un semestre illimité et si vous ne trouvez pas en Russie ce que vous espérez, je vous recevrai avec plaisir et vous conserverez votre place dans les grenadiers de ma garde. »

Je quittai Cassel avec quelques regrets ; malgré mes étourderies, j’ai goûté ce bonheur que seule la jeunesse peut sentir. La nouvelle de ma retraite mis la consternation dans la maison de Madame L. J’y arrivais pour faire mes adieux. On pleura, on me permit d’écrire à Louise. Ma position était cruelle, je ne demandais pas mais on m’accorde le baiser d’adieux. Cependant je dis aux parents que j’allais faire la guerre, que je m’y ferai tuer sans faute et que je n’avais aucun espoir de revoir Cassel.

Je retournais à Pétersbourg enfin en 1806. J’avais 17 ans, la guerre avec la France était recommencée. Je demandais du service. Il fallait perdre un grade et je n’avais que le premier grade d’officier. Il était dur de recommencer comme sous-officier, mais je ne balançai pas un instant d’échanger mon uniforme hessois richement brodé pour la simple casaque de chasseur. Le comte Grégoire Orlov (28), auquel ma mère me présenta, obtint du comte Lieven, ministre de la guerre  que je sois inscrit comme Porte-Dragon dans les Chasseurs de la Garde.

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Grégoire Orlov et le comte Lieven

J’allais donc enfin remplir ma vocation réelle et voir finir, par la mort du brave et pour ma patrie adoptive, cette existence qui n’avait plus de charme pour moi. Que le bonheur de revoir mon excellente mère fut troublé pour moi par les regrets tardifs de ma conduite à Cassel ! Après avoir follement dépensé son nécessaire, peut-être, j’arrivais pour lui être à charge encore.

Mon nouveau régiment était en marche déjà quand j’y fus inscrit. Il fallait me hâter de l’atteindre avant qu’il ne vit l’ennemi. Je quittai cette mère excellente je reçus la bénédiction Capture d_écran 2017-10-11 à 10.04.59de cet ange de vertu et de bonté, elle me dit les larmes aux yeux ces paroles qui se gravèrent bien profondément dans mon coeur : « Je ne te dis point mon fils de te bien conduire à la guerre. Tu es de bonne race et tu ne feras pas rougir les mannes de ton malheureux mais digne père. Mais sois toujours honnête homme, humain, pieux et religieux comme lui ; si tu nous reviens, que j’ai à embrasser un fils digne de mes espérances. » Pas un mot de reproches. Je m’arrachais de ces bras et ne fus pas long à atteindre ce brave régiment de chasseurs de la garde. Tu y serviras un jour, Léon (29) ou toi Michel, et vous comprendrez ma prédilection pour cette troupe distinguée. C’est à cette occasion pleinement persuadé que je ne reviendrais pas que je cédai à mon frère aîné (30) [illustration ci-contre], la part de mon héritage après mon père. Il était marié et avait déjà plusieurs enfants.

Je joignis mon régiment à Bartenstein, quelques jours avant la bataille de Guttstadt. Dès le premier accueil, mon Colonel me prit en amitié et quoique bas-officier encore il m’admit dans l’intimité de son cercle privé. C’était le comte de Saint-Priest ; je l’avais connu à Pétersbourg.

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Guillaume-Emmanuel Guignard de Saint-Priest (1776-1814)

Notre petite société était composée de ceci : le Colonel Potemkine (plus tard Aide de Camp Général), le Comte de Rastignac, le Comte Louis de Saint-Priest, le Chevalier de Lagarde, le Prince Chilkoff, le Capitaine Wlassoff et moi. Dans ce petit cercle (31), la gêne était bannie mais il y régna un ton de politesse, de bonhomie et de courtoisie, malgré ces militaires quelquefois sans cravate, en simple veste, on aurait pu se croire dans un salon choisi de Pétersbourg.

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Le Colonel Potemkine et le Comte Louis de Saint-Priest

Je fus installé dans la Compagnie que servait le Comte de Rastignac. C’était un Gascon, esprit original et vif, souvent ridicule mais honnête homme et exemplairement brave. J’étais officier dans la ligne, mais hors là, je trouvai en lui un ami plus âgé que moi : il m’inspira le goût de la lecture et j’aimais beaucoup à l’entendre. Mais il avait une malheureuse passion pour le violoncelle, qui le suivait partout, avec cela comme les gens du midi il dormait peu et nous étourdissait souvent jusqu’au désespoir par ses sons aigus qu’il tirait sans pitié de sa vieille caisse pendant des heures entières.

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Enfin le jour arriva où je dus apprendre ce que c’était qu’une Bataille ; la générale fut battue dans tous les coins ; le Régiment se rassembla sur la place d’armes ; l’inspection fut faite de l’état des fusils et du complet des cartouches, l’on nous distribua du biscuit, et le régiment s’ébranla les chefs en tête ; après une marche assez longue, on nous fit faire halte, déjà on entendait le bruit sourd de la canonnade ; nous reçûmes l’ordre de charger nos fusils ; un jeune soldat maladroit fit partir son fusil dont la balle traversa l’estomac de mon voisin, ce malheureux nous offrit le spectacle des convulsions de la mort ; la guerre commençait à devenir sérieuse, les chefs de Bataillon demandèrent des volontaires pour composer la troupe de tirailleurs ; je sortis du rang et me présentais à mon chef et obtins le commandement des tirailleurs du Bataillon.

Les tirailleurs du Régiment furent confiés au Capture d_écran 2017-10-11 à 10.05.14commandement du Lieutenant Doganonoffsky, là-dessus le Régiment se remit en marche, mais déjà à travers champ, un silence profond avait succédé aux chants guerriers, nous longeâmes les ambulances du Corps de Doctoroff (32) [illustration ci-contre] qui se trouvait aux prises avec l’ennemi, on pansait des blessés, l’on voyait le long d’une haie qui borde le chemin de traverse que des morts, des mourants, des figures hideuses défigurées par les convulsions de la mort ou de la douleur, des gémissements, des jurements, enfin les cris de désespoir annonçaient le retour de la destruction et déchiraient l’âme ; plus nous approchâmes et plus le bruit du canon, de l’arme légère, les cris même se firent distinguer ; le colonel commanda les yeux à gauche pour nous détourner la vue d’un spectacle aussi affigeant.

Pour moi je me sentis fatigué presque à jeun, vivement saisi par un tableau de la mort sous les plus horribles formes. Je vis la terre tourner autour de moi, la crainte que ma faiblesse physique allait me priver pour toujours de l’honneur faillit me faire tout à fait perdre connaissance ; cependant, le Régiment s’était formé en ligne, le Comte de Saint-Priest détacha le Colonel Potemkine (33) pour tourner la gauche de l’ennemi par les abbatis où il se défendit vaillamment contre les troupes de Doctoroff que nous venions relever ; tout à coup, le Comte Louis de Saint-Priest qui commandait mon peloton et me voyant sur le point de défaillir, tira de sa poche un flacon où il y avait de l’eau coupée avec un peu de vinaigre, m’en jeta une partie à la figure, et me dit en riant, « mais mon cher baron, vous ressemblez à une femmelette, vous commandez les tirailleurs, il y a longtemps qu’il font leur devoir, voyez donc, l’on apporte l’officier qui commandait, pauvre Doganoffsky. » Effectivement je donnais contre le malheureux qu’une balle avait percé la gorge et que des soldats rapportaient mort sur une capotte de soldat.

Cependant les paroles plus que même l’eau de vinaigre dont m’avait régalé le Comte Louis me raffraichirent tout à fait ; je m’élançais vers la troupe, j’en pris le commandement et ayant retrouvé toutes mes forces physiques et morales, je ne songeais qu’à réparer ce premier mouvement involontaire d’hésitation ; le Régiment s’avançait à la baillonnette et culbuta aussitôt la troupe opposée, mais entraîné par son ardeur, il ne vit point la direction qui lui voulait faire prendre le colonel Comte Saint-Priest, ce dernier gravit les abattis de la droite, il s’était avancé jusqu’aux tirailleurs et se trouvait à côté de moi ; les cris des « Houras », du feu de canons et de la mousquetterie empêchaient d’entendre sa voix, il se croyait suivi, mais séparé par l’épaisse fumée de la poudre, le Régiment ne vit point son mouvement, et passa outre longeant les abattis intérieurement, tout à coup le Comte Saint-Priest tomba à côté de moi, nous étions seuls m’étant tenu près de lui pendant l’échauffourée, nous nous trouvions avoir dépassé les abattis, mais le Comte était atteint d’une balle de mousquetterie qui lui avait cassé la jambe (34). Je ne quittai plus ce brave chef, nous étions seuls dans cette vieille et sombre forêt qu’occupait l’ennemi ; quand la fumée se fut un peu dissipée nous vîmes vis-à-vis de nous une Compagnie de Bonnets d’Ours Capture d_écran 2017-10-16 à 12.45.05[illustration ci-contre] d’Audinot (35) qui n’avait pas encore lâché pied ; le Comte me pria de tirer dessus aussi promptement que je pus, lui-même était couché par terre ; je chargeais mon fusil derrière un arbre, puis visant un des grenadiers qui était à découvert je tirais ; dans moins de 20 minutes j’eus dépensé ainsi mes 60 cartouches, quand nous eûmes la satisfaction de voir cette superbe troupe faire volte-face, je leur fis mes adieux en leur lançant ma dernière balle ; j’avais tiré avec une agilité incroyable, toujours visé sur la troupe à découvert, tandis que moi seul dans mon costume sombre des chasseurs, chargeant derrière un arbre, je leur ai dû faire réellement essuyer des pertes sensibles sans être même aperçu.

On se battait sur toute la ligne, ils pouvaient donc supposer le grand nombre sur cette place ; enfin me retournant pour pour annoncer la bonne nouvelle au Comte Saint-Priest j’eus de la peine à le trouver, je dus premièrement le débarrasser d’un tas de branches d’arbre que les balles des ennemis avaient détachées des arbres, probablement qu’ils avaient visé sur l’endroit d’où partaient les coups qui éclairaient leurs rangs. Le Comte Saint-Priest m’engageait de le trainer par-dessous les abbatis vers une ambulance, car il craignait qu’on ne le fit prisonnier mais j’étais si jeune, si faible encore ; d’ailleurs il commençait à souffrir l’impossible, enfin quelques soldats du Corps de Doktoroff qui avait été délivré de la forêt par l’arrivée de nos chasseurs passés près de nous cherchant une issue ; je réclamais leur assistance, ils chargèrent le malheureux colonel sur leurs bras et je le suivis à l’ambulance du Régiment, le pauvre avait souffert mort et martyr pendant le trajet, il me proposa de rester avec lui, mais lui ayant représenté qu’il était actuellement en sureté entre de bonnes mains, et que ma compagnie était au feu, que je lui suppliais de me permettre de la rejoindre, il m’ordonna de m’embrasser et me congédia.

Chemin faisant pour regagner le champ de bataille, je rencontrais beaucoup de traineurs et de soldats qui avaient porté des blessés à l’ambulance tous les soldats d’armée du Corps de Doktoroff ; je les engageais de se rallier autour de moi et de me suivre ; le soldat russe obéit même à la voix d’un enfant s’il en croit digne et qu’il lui parle avec fermeté, et moi je brulais du désir de me signaler devant le régiment, j’arrivais donc sur le point où on se battait, avec environ trois cents hommes qui m’avaient suivi on était au plus fort de la mêlée, je demandai où se trouvait ma compagnie, c’est-à-dire la compagnie Rastignac, on me montra une ferme [à] Lomiten sur un mamelon avancé en presqu’île, entouré par la Passarge [illustration ci-contre], et qui tenait avec le coteau élevé où se tenait une partie des troupes par une espèce de longue digue formée par la nature ; cette langue ou digue était déjà occupée par l’ennemi et le Comte Rastignac ainsi coupé des siens et probablement fait prisonnier avec sa compagnie ; je reconnus le terrain en moins d’une minute ; j’engage à ma troupe de me suivre et me jette ainsi en désespéré sur la digue, à la vue d’une compagnie des nôtres commandée par un capitaine Ou… qui ne bougeait pas, prétendant n’oser le faire sans en être autorisé ; ma troupe me secondait à merveille, tout fut renversé à droite et à gauche de la digue avec une impétuosité exemplaire, et ainsi à la vue de toute la compagnie en laquelle je servais, je la dégageais à sa grande joie.

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J’allais rejoindre le Comte Rastignac qui accourait à ma rencontre quand, apercevant un voltigeur français qui remontait la digue suivi de quelques camarades plus téméraires, je le mettais en joue, mais le coup parti, je fus jeté violemment à quelques pas de là par terre ; la cause en fut, ayant abandonné mon fusil en traînant le Colonel Comte Saint-Priest à l’ambulance, j’en avais pris un autre au hasard près d’un tué, je l’avais chargé mais je ne m’étais pas aperçu que la bayonnette qui était au bout s’était courbée sur le canon (nos fusils dans le tems étaient loin d’être aussi bons que ceux d’aujourd’hui) ; j’en reçus un tel coup qu’il me renversa ; on me crut mort et je revins à moi porté par quatre chasseurs, et aspergé avec de vinaigre par le Comte Rastignac lui-même ; je ne sentis qu’un mal de tête et me remis à ma place dans la compagnie qui tenait la ferme et la digue jusqu’à ce qu’elle fut relevée par un Bataillon d’Infanterie d’armée.

Nous nous retirâmes le soir sur le champ de bataille, le Comte Rastignac m’embrassa cordialement, il conta le même soir mon action à laquelle il devait sa liberté et celle de sa compagnie au colonel Potemkine (36) qui prit le commandement du Régiment après le Comte Saint-Priest, tout le monde me fit compliment.

Battle of Guttstadt-Deppen Ankendorf (present Jankowo) Memorial plate

Battle of Guttstadt-Deppen Ankendorf (present Jankowo) Memorial Plate

Le Régiment avait cruellement souffert dans cette journée, le tiers des officiers était tué ou blessé, parmi ce dernier était le colonel Comte Saint-Priest, son frère Louis, le Chevalier de la Garde, mais il s’était couvert de gloire ; pour moi je me sentis un tout autre homme qu’au départ de cette même place. Le lendemain matin, Monseigneur le Granduc Constantin, ayant appris l’affaire des Chasseurs de la Garde (le Régiment avait soutenu sur ce point et seul tout le poids d’une division ennemie, l’avait battue et obligée à la retraite) envoya 40 croix de Saint Georges [illustration ci-contre] de soldats pour être distribuées au choix des soldats aux plus Capture d_écran 2017-10-11 à 10.06.46braves.

C’était les premières (elles venaient d’être instituées) que vit la Garde ; on nous rangea, chaque compagnie séparément, en cercle, et là au choix et à l’unanimité des voix je reçus de la main du soldat cette croix d’honneur, qui certes est la récompense qui me fit le plus de plaisir de toutes celles que je reçus plus tard.

A peine m’eut-on attaché cette marque d’honneur, qu’arriva une lettre du Comte Saint-Priest au Colonel Potemkine, il lui parlait de son accident de la veille, mentionnait la valeur du jeune Porte-Enseigne qui l’avait si courageusement défendu et protégé et finit par prier Monsieur de Potemkine de me présenter avec les plus distingués du Régiment pour obtenir une récompense ; je tenais la croix de la main du soldat, je fus présenté pour le grade d’officier mais je n’obtins la confirmation de ce grade qu’après la guerre ; je me trouvais donc dans les autres Batailles qui suivirent comme bas officier et ne pus plus recevoir aucune récompense que les remerciements publics de mes chefs.

Je courus de grands dangers à la Bataille de Friedland, je fus sur le point d’être pris, Capture d_écran 2017-10-11 à 10.07.03cependant la providence veilla sur moi et cette campagne se termina sans que je fus blessé ; la paix fut signé à Tilsit, et on songea à nous faire reprendre le chemin pour la métropole ; je n’avais pas le sol et nous avions une longue marche à faire ; le bonheur, et toujours le bonheur, me fit rencontrer le capitaine Kozen (37) [illustration ci-contre] (aujourd’hui Lieutenant-Général) il com-mandait l’artillerie à cheval de la Garde, c’était un des officiers des plus distingués de l’armée russe, il me dit qu’il avait obtenu la permission de S.A.R. de devancer les troupes et qu’il partait à Narva et que je pouvais obtenir la permission ; il m’y offrait une place (Kozen était un ami à ma famille) j’acceptais comme de raison, j’obtins sans délai la permission de devancer mon Régimentt jusqu’à Narva, et nous partîmes comme des bienheureux. Ce repos m’était nécessaire car j’avais beaucoup souffert des fatigues de la guerre ; qui a fait la guerre connaît ces fatigues.

Arrivé à Mittau, j’appris que le comte de Saint-Priest, son frère Louis ainsi que le chevalier de la Garde, recueillis comme blessés par le Roi Louis XVIII, étaient logés au Palais que Sa Majesté occupait ; je m’y transportais aussitôt [illustration ci-dessous].

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Pendant que l’on nous changeait les chevaux et que le Capitaine Kozen eut soin de nous faire préparer un bon dîner  (c’était le premier depuis la paix) arrivé au château, j’allais trouver de suite le Comte de Saint-Priest, je le trouvais couché encore, au pied de son lit était aussi le Duc d’Angoulème (38), on m’en avait averti, d’ailleurs duc d'angoulèmeson cordon bleu sur le gilet m’en aurait fait douter ; après les premières questions, le Comte de Saint-Priest conta notre aventure de Gudstadt au Duc auquel il me présenta ;  Son Altesse Royale [illustration ci-contre] voulut que je sois présenté au Roi, il se retira et bientôt l’on vint m’appeler dans le salon d’audience ; là, parmi des meubles de mauvaise apparence, déchirés, des tentures usées et en lambeaux, j’aperçus un cavalier de la Cour, fait long et mince, vieux, assez mal vêtu mais fort affable et bienveillant, il me fit passer dans une autre pièce, presqu’en aussi mauvais état que la première, deux minutes après entra le Roi, le Monsieur long et vieux me présenta. J’étais en costume de sous-officier et portais le chapeau en tête. Sa Majesté fut fort affable, me fit nombre de questions sur ma famille, mon service, me parla avec éloge de la belle action comme il l’a nommée que lui avait racontée le Comte de Saint-Priest, enfin me souhaita du bonheur et se retira. Je repassais chez le Comte de Saint-Priest, j’y trouvais derechef le Duc d’Angoulème, Son Altesse voulut lui-même se charger de me présenter à la Duchesse (39), mais voyant que je fus très fatigué, que ces présentations dans un Palais, après cette existence des champs et toujours en plein air m’eut étourdi, je me trouvais mal, quand on m’eut fait revenir l’heure était passée et je ne vis pas cette Princesse infortunée que j’étais si curieux de considérer de près.

Rendu à notre auberge, je trouvais mon ami Kozen impatient de mon retour, les chevaux étaient mis, il avait dîné, je montais en voiture l’estomac vide, et ne me restaurais qu’à la station suivante. Bientôt nous arrivâmes à Narva, j’y passais la journée dans la famille de Monsieur Kozen, il me fit donner le lendemain des chevaux qui me conduisirent à trente-cinq vestres de là à la terre de mon frère [illustration ci-dessous], celle qui nous venait de la munificence (40) de l’empereur Paul. J’arrivais à la terre de mon frère la nuit ; mon frère aîné, ma belle-sœur et leurs enfants tous me reçurent avec cordialité, je passais quelques jours avec eux, puis je m’acheminais pour Petersbourg.

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Début 1930, l’ancienne propriété de Clément de Bode est devenue une ferme collective

Je revis ma mère, mes sœurs et leurs amis, tous me témoignèrent leur joie et leur satisfaction ; j’attendais ainsi l’arrivée de mon Régiment, j’y repris ma place ; bientôt je reçus le grade d’officier pour distinctions, enfin le chemin de ma carrière politique éttait fixée. J’allais donc commencer une nouvelle existence, j’avais donc atteint mon but et me trouvais dans un cercle auquel ma naissance me donnait le droit ; les Comtes de Saint-Priest, Rastignac, Potemkin me présentèrent dans la société ; il est vrai que j’étais pauvre comme job, mais j’avais besoin de peu ; dépassés le portier, une fois au salon, les fortunes se confondent ; tout va à la jeunesse, mon caractère franc et joyeux, quelques étincelles d’un esprit naturel me firent recevoir bien.

Bientôt je devins intime dans les maisons (41) Chouvalov, Golovin, Cherniteff, Serra Capriola, Galitzin ; le mariage de ma sœur aînée [illustration ci-dessous] avec le Comte Colombi, consul général d’Espagne, et plus tard agent diplomatique de cette puissance, me procura l’entrée dans le cercle des diplomates les plus distingués du tems, en un mot, un peu plus de moyens pécuniers et je n’aurais eu rien à désirer, d’ailleurs mon avancement allait son train ; je sentis combien il m’était nécessaire de m’occuper des études de mon état, ce que ma trop grande pénurie cependant ne rendait pour trop pénible, outre la vie dissipée de mon âge.

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Marie de Bode (1782-1811) – Antonio de Colombi (1749-1811)

Je n’ai jamais eu le cœur à demander du secours à l’Empereur, je m’adressais donc à un brave général de ma connaissance pour qu’il m’obtint d’être attaché à quelques chefs distingués auprès duquel je puisse me former pour devenir un officier utile ; ce général, le brave Alexandre Fock, était lié d’amitié avec le Comte de Steinheil, alors gouverneur général militaire des gouvernements réunis de la Finlande et commandant en chef du Corps d’armée occupant le Duché ; bientôt je fus nommé son aide de camp ; ma mère, trop sage pour ne pas approuver mes vues qu’elle avait même provoquées, me remit le soir où je la quittais une somme assez considérable pour ses moyens afin de servir à m’équiper, pour paraître décemment devant un chef que je n’avais encore jamais vu.

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Le général Alexandre Borissovitch Fock et le comte Steinheil

Maintenant, mon cher Léon, je vais tracer une scène à laquelle un jeune militaire est souvent exposé ; tire à profit l’expérience d’une jeune et garde-toi de succomber au plus honteux des vices.

Rentré dans mes appartements aux casernes du Régiment et plongé dans une profonde méditation sur l’engagement décisif que j’avais contracté, regrettant la vie dissipée et brillante de la capitale, le Régiment, où chacun me serrait la main, m’appelant notre brave ami, où chaque soldat, décoré comme moi de la Croix d’Honneur, me regardait avec fierté comme un camarade de gloire, enfin profondément ému sur tout ce que j’allais quitter, je fus soudainement tiré de ma rêverie par un bruit confus d’une dizaine de voix d’officiers qui entrèrent spontanément dans ma chambre, rirent aux éclats de ma tristesse et m’entraînèrent bon gré, mal gré chez l’aide de camp du Régiment, un certain Bagaensky.

Pendant que l’on préparait un souper d’adieux, des cartes furent données. On joua la banque. Ne pouvant, ou croyant plutôt ne pas pouvoir me refuser, je pointai et gagnai bientôt quelques centaines de roubles. Comme les cartes n’ont jamais eu beaucoup d’attraits pour moi, prétextant l’heure avancée, j’allais finir mon jeu, quand le maître du logis, homme assez vulgaire, me dit avec un ton désobligeant : « L’ami ! Après avoir pris notre argent, tu veux nous quitter, cela n’est pas bien galant ! »  Son reproche me blessa au vif, honteux de mon gain, je ne pouvais cependant pas le lui rendre. Je me décidais à le lui reperdre ; la fortune me tourna le dos ; je m’aperçus, mais trop tard, que j’avais empiété de beaucoup sur mon petit capital. Bientôt, je me vis quitte de toute la somme sacrée, pénible épargne de ma mère, enfin jusqu’à l’argent que j’avais reçu du Régiment pour mon voyage à Åbo.

Un de mes amis intimes, le Prince Grouzinsky, beau garçon, mais pauvre comme moi, qui était en perte aussi mais moins considérablement, me prêta l’argent nécessaire pour payer les chevaux de poste. Enfin, je rencontrai mon nouveau chef, sur la grande route, faisant l’inspection de ses régiments. Il me reçut assez indifféremment et j’entrai tout de suite dans mes fonctions d’aide de camp.

Il me chargea aussitôt d’examiner quelques batteries fraîchement élevées sur les côtes de la mer et parut content de mon rapport. J’en fus parfaitement convaincu car sur quelques observations que je lui fis à ce sujet, il se transporta lui même sur le champ sur les lieux,­ tança de la bonne manière l’officier major des ingénieurs que ce qu’ayant choisi l’emplacement à dos de rocher, il avait exposé sa batterie par la ricochette à une ruine certaine sans que l’ennemi eut à y mettre la moindre adresse ou valeur.

Cette première épreuve me concilia l’estime de mon chef, l’inspection faite, nous retournâmes à Åbo où le jour même ce vénérable vieillard me présenta à sa femme sous le titre honorable de son jeune ami.

Je n’avais plus un sou en poche, vous concevez que je ne me fis pas tirer l’oreille deux fois pour profiter de l’invitation de la Comtesse de me regarder dorénavant comme de la famille et leur table comme la  mienne. Le lendemain, étant de service, j’arrivai de très bonne heure et sans avoir déjeuné, car à la lettre je n’avais pas avec quoi. Je pris mon café avec le vieillard qui paraissait très content de me savoir si matinal. Le déjeuner fait, il m’ordonne de le suivre dans son cabinet et là, il me déroula un carton de lettres mi-­françaises, mi allemandes qu’il venait de recevoir de différents gouverneurs, tous suédois (42). Lui même, n’entendant ni cette langue ni presque le français, leur faisait toujours répondre en suédois par un secrétaire, duquel il paraissait se méfier un peu. Ayant fait la lecture de cette correspondance, je reçus l’ordre du Général d’y faire réponse d’après ce qu’il m’indiqua en marge …

Malgré que je ne sois pas très fort pour l’écriture mais jugeant d’après l’iroquois du style de ces braves Scandinaves, je risquai toujours de tracer les réponses dans le cabinet même de mon chef qui de son côté continuait son travail. Toutefois, je lui fis l’humble confession de mon peu de moyens. Il me passa mes imperfections et parut encore assez satisfait de mon travail que j’expédiai avec assez de facilité. Enfin, peu à peu, je gagnai tout à fait l’affection du bon vieillard et lui devins bientôt indispensable. Les autres aides de camp faisaient leur service, étaient traités avec bonté, mais rarement ils ouvrirent la porte du cabinet autrement que pour annoncer quelques personnages ou pour rendre compte des postes, qui leur étaient confiées.

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Dans les moments de loisirs, le brave vieillard me contait ses campagnes et descendit jusqu’à m’instruire dans l’art de la guerre pour que je puisse le comprendre. Dans les promenades où, seul, j’étais admis à l’accompagner, il me faisait observer les sinuosités du terrain, les avantages d’une position militaire, du calcul à l’oeil des distances, des hauteurs, du temps nécessaire pour faire faire tel mouvement aux troupes. Tantôt il exigeait que ce fut moi qui lui fasse mes observations sur telle ou telle position ou que je fasse le calcul des distances ou du temps nécessaire pour des stratagèmes ou des manoeuvres. Il me reprenait toujours avec bonté quand je me trompais, m’expliquant mon erreur et ne manquait jamais de m’encourager en m’applaudissant quand je lui donnai une preuve de conception ou lui présentait une idée heureuse. Il entrevoyait quelques fruits de sa bienveillante instruction.

De son côté, la Comtesse, femme d’esprit, impérieuse, enfant gâtée, ayant conservé toutes les petitesses d’une éducation de province, était cependant au fond une bonne personne et me témoignait beaucoup d’intérêt. Sans rechercher sa faveur, j’était devenu son aide de camp de prédilection. C’était moi qui étais chargé des invitations aux dîners et aux bals. C’était moi qui était toujours choisi pour remplir quelques commissions auprès des Dames de la ville. C’était toujours moi qui devait faire les honneurs au bal, accompagner Madame à des visites de cérémonies ; être à cheval près de la portière de Madame la Commandante en chef quand elle daignait faire un tour de promenade en carrosse pour se faire voir en ville. Enfin le soir, j’étais du petit comité en ma partie d’échecs avec le vieux (jeu qu’il m’avait enseigné lui même), j’étais heureux de pallier quelques petites intrigues, car c’était dans ses heures là qu’elle disposait son mari à servir ses petites vengeances puériles.

Cependant je montais les chevaux de mon chef, c’était toujours dans son équipage que je faisais mes courses de chez moi, j’arrivais toujours à pieds, quelque temps qu’il fit. Je faisais tous mes repas chez eux et jamais l’on ne me vit dépenser un sol (et cela pour très bonne cause). Malgré mon silence à ce sujet, ils purent s’apercevoir que je n’étais pas infiniment importuné de trop de richesses, aussi un premier du mois, allant modestement quérir chez l’aide de camp caissier mes appointements de lieutenant, il me dit que le Comte avait décidé de nous assigner de la somme extraordinaire à tous les aides de camps, une somme comme argent de table, que moi comme officier de la Garde Impériale je recevrai le double. Ce n’était pas grand chose mais je crus et pas à tort, tout en rougissant, entrevoir l’intention généreuse de mon digne chef. Ma fierté ne me permit pas de le remercier, mais mon coeur lui savait gré de son procédé délicat.

Un an et plus se passa ainsi lorsque je reçus une lettre de ma pauvre mère qui m’engageait à venir la joindre à Pétersbourg afin de l’accompagner du moins jusqu’à Moscou pour un voyage qu’elle se proposait de faire en Crimée afin de s’y établir, vu que le climat trop rude du Nord ne convenait pas à sa chétive santé.

Quoiqu’avec quelque apparence de regrets, le Général ne me refusa pas de remplir un si juste devoir et en peu de jours, j’arrivais à Pétersbourg. Ayant conté à ma mère mes infortunes au jeu et les privations que j’en ai dû ressentir, elle me gronda sérieusement de le lui avoir caché et surtout de m’être exposé ainsi, non seulement à des privations personnelles mais à dépendre jusqu’à la table d’un étranger ; cependant, elle regrettait qu’il lui était interdit de remercier de vive voix ce brave et digne chef, qui en avait agi si loyalement avec moi.

Enfin, ma mère fit ses paquets de voyage et bientôt nous roulâmes sur la grande et alors très mauvaise route de Moscou. Ma soeur cadette, la belle et aimable Clémentine (43) (plus tard Mme Livio) nous accompagnait.

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Clémentine de Bode, ancienne préceptrice de la princesse Aldegonde de Bavière

Je conserve de ce voyage de bien doux et pénibles souvenirs : ma mère était très instruite, s’exprimait bien et parlait avec beaucoup d’intérêts ; le temps se passait agréablement, tantôt ma soeur nous chantait un petit air dont elle possédait une très grande quantité, tantôt je faisais le farceur, ce dont ma bonne et excellente mère pouvait rire jusqu’aux lannes. Puis, notre conversation tournait au sérieux ; nous l’écoutions, ma soeur et moi, avec un tendre intérêt. C’est surtout sur les sujets de morale qu’elle était incomparable ; elle savait inspirer la vertu et la faire chérir en elle. Nous atteignîmes le but de notre voyage presque sans nous en apercevoir, nous ne passâmes que la nuit à Moscou et nous nous rendîmes aussitôt à la campagne à une invitation que ma mère reçut de la bonne vieille Madame Samarine.

J’y passai les huit jours qui me restaient de mon semestre à considérer les traits de ma bonne mère avec je ne sais quelle anxiété ; enfin je dus la quitter. Au moment de nos adieux, je mis un genou à terre ; le pressentiment que je ne reverrai plus cet ange de bonté me fit verser un torrent de larmes ; ma mère elle-même fut très émue, me bénit, m’embrassa et m’ayant recommandé de ne jamais oublier mes devoirs envers Dieu, l’honneur et la Patrie, rentra dans son appartement. Je l’avais vue pour la dernière fois !

Passant par Petersbourg pour me rendre en Finlande, je reçus les derniers adieux de mon beau frère Colombi qui, vieux et malade, allait finir sa carrière laborieuse. A peine fus je arrivé à Åbo que le Comte de Steinheil m’annonça qu’il allait m’expédier pour Stockholm avec une mission secrète et importante concernant les opérations militaires qui se préparaient alors dans le Nord afin d’arrêter le torrent des armées de Napoléon ; en effet, quelques jours après, je me trouvai conduit sur des nacelles d’une à l’autre île du roupe des îles d’Aland.

Arrivé à Okowe, j’appris que le bateau de poste venait de partir, qu’il fallait attendre son retour ou m’exposer à traverser toute la largeur du Golfe dans un vieux bateau qui léchait l’eau, je m’y décidais sans y réfléchir longtemps et nous mîmes à la voile tous trois ; deux matelots et moi mais à peine fûmes nous quelques heures en pleine mer qu’un orage nous surprit et malgré nos soins à boucler les crevasses du bateau, l’eau pénétrait à inquiéter les plus intrépides ; un des matelots dirigeait notre méchante voile, l’autre et moi, nous étions occupés sans relâche à puiser l’eau du bateau pour nous garantir d être noyés sans ressources.

Approchant du bord de la Suède, nous vîmes échouer sur les récifs de ses côtes le bateau de poste qui nous avait précédés, jeté par les vagues impétueuses il vint se briser contre une masse de rochers ; tout le personnel périt à notre vue ; qui l’aurait pu croire ? Le bon bateau périt et le mien, cette chétive nacelle, me mena sain et sauf à bon port !

Je pris la poste et bientôt je descendis à Stockholm dans l’hôtel de notre ambassadeur, le vénérable et digne comte Souchteln (44) : ce brave vieillard me logea chez lui et me traita comme l’ami de son fils (effectivement, son fils (45) cadet servait dans le même régiment que moi, jeune homme aimable et très brave militaire) avec lequel j’était lié d’amitié ; l’aîné est un homme d’un mérite éminent et m’a toujours jusqu’à ce jour conservé les mêmes sentiments.

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Les comtes Souchtelen, fils et père

Après avoir passé quelques semaines ainsi à Stockholm, vu et fréquenté à la suite de notre ambassadeur tous les cercles brillants de cette capitale, muni de dépêches d’une haute Capture d_écran 2017-10-11 à 10.09.45importance, je fus expédié à Åbo et de là directement à Pétersbourg vers le chancelier de l’Empire, le Comte Roumantziev [illustration ci-contre] (46).

C’est dans le cabinet de ce dernier que m’advint une singulière rencontre. Descendu devant son hôtel, je me fis aussitôt annoncer au chancelier comme arrivant de Stokholm avec des dépêches d’une haute importance. L’officier, chargé d’annoncer le monde, me regarda d’un air de surprise qui me frappa. Cependant, lui ayant décliné une seconde fois mon nom et ma mission, il se décida enfin à m’annoncer et je fus aussitôt introduit.

Je remis mes dépêches au chancelier, mais hésitai à lui remettre verbalement le rapport dont j’étais chargé, voyant un très beau jeune militaire en uniforme étranger debout près de lui. Le Comte reçut gracieusement mes dépêches et me dit à ma très grande surprise : Nous parlerons aussitôt d’affaires, mon jeune ami, mais avant laissez moi jouir d’une scène fort intéressante. Tenez embrassez ce jeune officier ; c’est une très bonne connaissance à vous et la rencontre ici chez moi est tout à fait piquante. Je fixai le jeune militaire qui se jeta dans mes bras, me nommant de baptême. Je n’osai plus douter : c’était mon frère Félix. Nous ne nous étions pas vus d’environ dix à douze ans, il était devenu un des plus beaux jeunes gens de son temps. Il m’expliqua en peu de mots qu’il avait été expédié par la cour de Bade pour annoncer l’avènement d’un Grand-Duc ou d’un mariage, je ne me souviens pas trop, qu’il arrivait la veille et qu’il n’y avait pas dix minutes qu’on l’avait introduit chez son Excellence.

Après quelques mots obligeants, le Chancelier le congédia. Je rendais compte de ma mission et ne tardai pas à retrouver mon frère, avec lequel je passai tous mes temps libres pendant les trois ou quatre jours qu’il resta encore à Pétersbourg. Bientôt, je fus de retour à Åbo où tout prit une tournure guerrière : une flotte de descente se frettait, les troupes d’embarquement se concentrèrent sur des points désignés pendant que l’on travaillait ainsi à préparer des bâtiments à recevoir des hommes, des chevaux et tout l’attirail d’une armée de descente. Mon vénérable chef pensait toujours à moi : dans ces manœuvres, je reçus toujours quelque commandement distingué d’où je pus développer quelques capacités. Un jour que l’on avait divisé les troupes en corps d’armée, l’un attaquant, l’autre défendant, dans le corps attaquant que commandait en personne le commandant en chef, il me donna un corps volant composé de quarante cosaques et une compagnie de chasseurs à pied, me disant : « Vous ferez avec cette petite troupe tout ce qu’il vous plaira, je ne vous donne point d’autres instructions là­dessus ; vous connaissez le plan de bataille et la disposition des troupes, voyons, agissez ! »

Je ne voulais point prêter à rire, cependant je ne savais trop que faire. Les deux armées étaient séparées par une rivière dont les bords escarpés et caillouteux garantissaient parfaitement d’une surprise. Tous les passages tels que ponts, radeaux ou gués étaient soigneusement gardés. Je commençai donc par ordonner à mes gens de manger, de panser leurs chevaux et puis de se coucher et de bien ronfler.

En attendant je me remis à cheval pour reconnaître un peu plus en détail la position de nos ennemis, mais quelle fut ma joie quand j’aperçus à travers les roseaux un petit et exigu radeau de pêcheur négligé par les deux parties. Ma joie fut extrême. Je courus aussitôt chercher dix cosaques auxquels je confiai la garde de ce trésor, ordonnant de paraître ne pas faire attention au bateau mais de bien veiller que qui que ce soit puisse s’en emparer ; vers le soir, je vins trouver mon chef pour lui communiquer mon plan. Il l’approuva, en rit beaucoup car déjà l’on s’était amusé à mes dépens, prétendant que j’avais formé les meilleurs ronfleurs du camp, tandis que moi j’étais occupé à attraper des écrevisses.

Enfin le soleil se coucha, l’on prétendit battre la retraite pour les deux camps, c’est alors que je me fis suivre par mes soldats que je cachais derrière une masure, l’on tira doucement le bateau à terre, vingt hommes se relevaient tous les quarts d’heure pour traîner le bateau, les cosaques forment notre avant et arrière garde, je fis ainsi un immense détour, car après avoir marché toute la nuit, j’arrivais enfin, vers le point du jour, à un endroit sur les derrières de l’ennemi où la rivière était moins large et où le bord escarpé en roc empêchait les sentinelles opposées de voir facilement ce qui se passait auprès d’eux. D’ailleurs, on croyait cet endroit tellement à l’abri d’une surprise qu’il était assez mal gardé. J’ordonnai le silence, on aurait entendu chanter une mouche, enfin je fis passer tous mes chasseurs ainsi que la moitié des cosaques, dont les chevaux passèrent à la nage.

J’avais distinct les cosaques les uns à garder le bateau, les autres à ménager notre retraite, car au pis aller en cas d’une retraite précipitée, les chasseurs eurent à se jeter deux à deux sur les crinières des chevaux et repasser ainsi à la nage comme je leur en aurais donné le premier l’exemple. Enfin, l’arme au bras nous escaladâmes le rocher par une pente gazonnée ; là, tous jusqu’aux sentinelles dormaient d’un profond sommeil, je me glissais dans la tente du Commandant de l’avant garde (le malheureux Lieutenant Général Zourclaniew) et je lui pris son chapeau et son épée que j’allais emporter en triomphe ; mais une pluie à verse qui n’avait pas discontinué pendant toute la nuit, fut cause que la manoeuvre fut contremandée, croyant donc inutile de tourmenter mes gens à une retraite qui n’était plus nécessaire, je me dirigeais près le Commandant en chef de la position attaquée et lui remis le chapeau et l’épée de son chef d’avant garde.

Ce chef en fut piqué, son chef d’avant garde bien davantage, il y eut des pourparlers ; cependant, l’on se décida à rire. Le Comte Steinheil arriva, ordonna que je marcherais avec mon détachement à la tête du corps qu’il fit défiler en parade. Mouillé jusqu’au os, exténué de faim et de fatigue, j’étais enchanté de mon exploit. Le Général en chef eut quelques centaines de roubles à payer de la somme extraordinaire pour payer aux propriétaires les blés que j’avais foulé en passant à travers champs, il ne m’en voulut cependant point, et ce jour ainsi que les suivants mes exploits servirent à soutenir l’hilarité générale de la société William Cathcart(excepté le Lieutenant Général qui ne me pardonna jamais ce tour de malice).

Nous retournâmes encore à Åbo à l’occasion d’une entrevue qui devait avoir lieu entre l’Empereur Alexandre, le roi Arthur de Suède, et l’ambassadeur anglais Cathcart [illustration ci-contre] (47). L’Empereur arriva le premier, puis le Prince de Suède, enfin, comme peut être le seul officier russe sur place qui parlait un peu l’anglais, je fus expédié à la rencontre de l’ambassadeur Cathcart. Je le saluai en pleine mer et, l’ayant abordé je lui débitai mon compliment en anglais, je ne fus pas mal surpris qu’il me répondit en russe, du moins aussi bon russe que mon anglais.

Comme je n’ai pas l’intention de vous faire la relation de scènes politiques du temps, je me bornerai à vous dire la conférence terminée, chacun se rendit à sa partie, je reçus à cette occasion une immense bague en diamant de l’Empereur, que je ne tardai pas à réaliser en roubles.

Nous étions tous occupés à nous monter en équipage de campagne et songions avec délices aux vastes champs de gloire qui allaient s’ouvrir pour nos avancements. Un jeune militaire a-t-il des sentiments plus philanthropiques ? Un soir, m’étant retiré fort tard chez moi, à peine étais je endormi que je fus réveillé par les sons lugubres du tocsin ; une partie de la ville était en flammes. J’y cours et déjà y trouve le brave et actif Général en chef ; grâce à ses soins, à l’intrépidité de nos pionniers, l’incendie fut arrêté avant d’avoir pu faire encore de grands ravages. Chacun rentra donc chez soi, pour moi je me sentis attristé les cris de douleur, la lamentation des pauvres incendiés. Je ne sais quelles oppressions me causèrent un sommeil très agité ; puis je vis en songe ma pauvre mère assise dans son cercueil enveloppée du drap mortuaire, les joues creuses, l’oeil enfoncé, fixant ses regards sur moi. Je saisis sa main froide que j’arrosais de mes larmes. Ma poitrine fut si oppressée que je ne pus proférer une seule parole. Je ne puis décrire ce sentiment que j’éprouvais à ce regard fixe et muet, cependant j’étais réveillé depuis quelques minutes peut être que je versais encore des torrents de larmes.

Je fus si frappé de ce rêve que malgré tous les raisonnements que je pus me faire du vide d’un songe, j’en restai frappé au point que le même  jour, je me mis à écrire à ma soeur Colombi à Pétersbourg la conjurant de me donner des nouvelles sur la santé de notre pauvre mère. Je ne tardais pas bientôt de recevoir une réponse très satisfaisante en laquelle ma soeur me dit avoir reçu des nouvelles de Moscou, que ma mère, quoiqu’ayant été malade, se trouvait maintenant en pleine convalescence. Sur ces entrefaites, le Comte Steinheil fut obligé de s’absenter quelques jours, la Comtesse le suivit et pour cette fois, je ne fus pas de la partie, le Comte m’ayant laissé la surveillance de plusieurs affaires dont il pressait l’exécution. Resté seul, maître de l’hôtel du gouverneur général, je réunissais les après dîners les officiers de l’état major, la plupart jeunes gens de mérite et d’une gaieté charmante.

Les fenêtres de l’hôtel donnaient sur la grande place où la foire se trouvait établie. En ce moment, on m’apporta la poste pour le Général en chef, j’ouvre le paquet, une des premières lettres étaient à mon adresse de la main de ma soeur Colombi. Je l’ouvre, elle contient une seconde lettre de ma soeur Clémentine ; je n’eus pas la force de l’achever, elle m’annonçait que ma pauvre mère [illustration ci-dessous] avait cessé de vivre, le même jour, la même heure que je la vis en songe. Faut il croire aux songes, aux apparitions ? Du moins, le concours de circonstances est singulier, au-dessus de ma conception.

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Le retour du Général en chef décida notre embarquement. Les jours furent fixés ou telle ou telle troupe mettrait à la voile. Le premier transport fut désigné être quelques escadrons du Régiment des Dragons de Mittau. Nous nous rendimes au port de Iweaborg pour voir partir le premier convoi. Mais à peine fut il en pleine mer qu’un orage s’éleva et en peu d’heures nous vîmes rejetés par les flots, des dragons, des chevaux noyés, des brisures de vaisseaux partiellement rentrés au port ; le coup d’oeil n’était pas flatteur pour ceux qui devaient s’embarquer le lendemain. Cependant, le jour suivant le temps fut beau et calme, le Général ordonna que toute la flotte s’ébranlât. Et nous arrivâmes sains et saufs le second jour à Reval.

La destination de notre descente avant été un stratagème dirigé et destiné à saisir l’artillerie de siège avec laquelle l’armée française espérait conquérir Riga et puis de nous réunir à l’armée de l’illustre Comte de Wittgenstein (48). Reval est une jolie ville, du moins je m’y suis beaucoup plu.  Notre première halte était vis à vis la maison de campagne, en état de délabrement, du fameux auteur Protzeba. L’endroit est plat, isolé et m’a laissé, je l’avoue, une idée désagréable de l’auteur, je l’ai connu plus tard, quand il s’était attaché au Comte de Wittgenstein avec l’intention de remplir les fonctions d’historiographe de son armée. Mon opinion n’a nullement changé sur l’homme, rendons cependant toute justice due aux talents de l’auteur.

Après quelques marches, nous arrivâmes enfin aux portes de Riga, un temps précieux y fut Capture d_écran 2017-10-11 à 10.10.45perdu à faire et refaire des plans de campagne, l’ennemi eut vent de nos intentions et nos tentatives échouèrent. Le terrain pour mon activité devint plus grand et plus grave. Je fus chargé d’une expédition sérieuse pour prendre la ville de Mittau à dos, tandis que le Général Essen [illustration ci-contre] (49) l’attaquerait de front et un autre Général Lavise devait y pénétrer avec une flottille canonnière. J’avais sous mes ordres deux Régiments, un de mousquetaire l’autre de chasseurs à pied, deux canons légers, une compagnie de pionniers et trois-cents cosaques. Comme tous les commandants de ses corps étaient plus anciens que moi (j’étais Lieutenant-Capitaine encore) il leur fut enjoint de la part du Général en chef de suivre en tous les avis de son aide de camp qui était parfaitement instruit de ses dispositions et intentions ultérieures ; donc, sans en porter le titre. je me trouvais être réellement le commandant du détachement.

La nuit tombante nous arrivâmes à Garovine sur Aa que je devais passer sans délai, mon instruction portait que j’y trouverais tous les moyens de passage, cependant je n’y trouvais rien. Je fis aussitôt, à regret il est vrai, démolir la maison en bois du seigneur malgré les prières de ce dernier. J’en formais des radeaux, des sacs de farine remplis de pierres nous servirent d’ancre, comme point d’appui contre le courant. Enfin, dès l’aube du jour toute ma troupe se trouvait à l’autre bord. Nous ne pûmes nous saisir du faible détachement des cavaliers ennemis qui faisait la garde des côtes, car après nous avoir causé tous les empêchements possibles, ils s’étaient retirés à bride abattue, ne nous laissant qu’un seul dragon grièvement blessé. Mais ils donnèrent l’alarme et quand nous fûmes arrivés près de la porte de la ville, nous ne pûmes entamer que la queue de l’arrière-garde – cinquante prisonniers furent l’unique trophée de cette escarmouche.

Cependant nous entrâmes les premiers en ville, je remis les soins du détachement au plus ancien Colonel, le Colonel Heckln. Moi-même, muni des dépêches du Général Essen, je partis avec une dizaine de cosaques joindre le Général en chef pour lui annoncer la prise de Mittau et lui demander des ordres.

Le Général avait été battu à plate couture à Beauce. Je le trouvais établi dans une méchante guinguette à quinze ou seize verstes de Mittau, plus haut sur l’Aa. On voyait défiler les débris de son corps d’armée qui était en pleine retraite, il était triste et rêveur. Les succès de l’expédition à Mittau cependant firent renaître chez lui quelques espérances. Il me dit qu’il se tiendrait et formerait sur la place même que j’eus à ordonner de sa part au Général Essen de tâcher de conserver Mittau, que moi même j’eus à le rejoindre dans tous les cas, c’est à dire s’il pouvait rejeter l’ennemi, mes régiments frais lui seraient d’un bon secours. Au contraire, s’il fut forcé de continuer sa retraite, je pourrais opérer une forte diversion en sa faveur, arrivant prendre l’ennemi en flancs, qu’il tomberait alors avec toutes ses masses sur l’ennemi et qu’alors j’eus à me joindre à son arrière garde et à en faire partie jusqu’à nouvel ordre .

Je repartis donc pour Mittau retrouver le Général Essen. Ce dernier me dit que de fortes parties d’ennemis se montraient et paraissaient très décidés à reprendre la ville. Qu’avec son peu de monde, il lui était impossible de tenir longtemps d’autant plus que cette partie de la ville était ouverte et absolument sans défense de l’artillerie de ce côté ; mais qu’il ferait ce qui dépendra de lui. Là-dessus je remis mon détachement en mouvement et nous traversâmes toute la ville, longeâmes la rivière déjà sur la rive droite.

Après trois ou quatre verstes de marche assez pénible car nos gens étaient déjà fatigués, je piquais des deux pour savoir ce qui se faisait au corps principal. Mais quelle fut ma surprise ! Le Général s’était retiré avec précipitation dans un chemin bordé de grand bois. Je ne trouvais plus que les flanqueurs de son arrière-garde pêle mêle avec les Prussiens ainsi que le Général Welliaminoff qui commandait cette arrière-garde. Je m’approchai de lui, exposai l’ordre reçu et lui demandai ses ordres. Il refusa de m’en donner. Mais je lui présentai que si le Général en chef avait l’intention de se concentrer et puis de donner sur l’ennemi en comptant sur la direction que je devais opérer et que je vins à ne pas y répondre, je serai coupable. Le Général Welliaminoff me répondit : « Fort probablement ! »  Ensuite, lui dis je, si au contraire le Général doit poursuivre sa retraite et que j’arrive ici donner sur tout le corps prussien soutenu de personne, je serai écrasé en un clin d’oeil. Le Général répondit encore : « Fort probablement ! » Ensuite je lui demandai quel ordre il me donnerait. Il me répondit : « Aucun. Et laissez moi en repos ! Je pars et je n’ai plus rien à faire ici. »

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Je me trouvais véritablement dans une belle position. Je courus bride abattue rejoindre mon détachement. Je fis aussitôt faire halte et proposais à mes colonels un conseil de guerre. Ces messieurs, quoique de biens braves et loyaux militaires, l’un était Baron de Rosen, me dirent qu’ayant reçu l’ordre de se conformer en tout à mes avis, ils s’en remirent entièrement à moi, que j’eus à disposer d’eux. Ma position était cruelle, leur conduite cependant était juste. N’augurant rien de bon du mouvement de mon chef, je me décidai donc à la retraite. Je me retirais sur le chemin de Riga.

En approchant de la direction de Mittau, nous apprîmes par des fuyards que la ville avait été reprise. Bientôt nous vîmes arriver de loin une troupe dirigée sur nous. Mais heureusement le moment que ce chemin nous conduisit dans un gros bois, deux coups de mitraille comme salut de bienvenue nous débarrassèrent de ces importuns. Enfin sachant mes régiments en sûreté, je pris une chaise de poste pour joindre mon Général à Eylau où je supposais qu’il devait s’être dirigé. Je le trouvais en effet là dans un état d’emportement frisant la démence. Il m’accosta en furieux, me demanda comme Auguste à Varus ce que j’avais fait de mes régiments. Ajoutant à son discours des propos tout à fait outrageants, je crus que j’avais fait manquer son entreprise, ne m’étant point rendu au lieu de sa destination. Enfin, il me dit que j’allais être dégradé, qu’il en ferait son rapport à l’Empereur et que je resterai le seul coupable. Ce dernier propos me rendit l’usage de la parole que j’avais absolument perdu. Je lui dis : « Oui, Général, je pourrais être victime de mon zèle mais je ne me croirais jamais déshonoré pour m’être sacrifié à sauver à l’Empereur de si beaux régiments. »

Il n’entendit pas ce que je dis, mais le Général Fok (50), son Chef d’état-major, qui avait paru très abattu à cette scène s’approcha de moi avec sa vivacité habituelle et me demanda à demi-voix : « Où sont vos régiments ? » Je lui répondis de même : A peu de vestres d’ici. – Comment, dit-il, d’ici ? Avez-vous perdu beaucoup de monde ?Quelques traîneurs abîmés de fatigue, pas un homme. » Alors il se tourna vers le  Comte et lui dit : « Général, vous avez cruellement offensé ce jeune homme qui cependant vous sauve l’honneur. Ses régiments sont intacts, notre perte n’est pas si considérable et le résultat de toute l’action n’est qu’une entreprise manquée, d’une réussite d’ailleurs fort douteuse. Nous nous trouvons jusqu’à ce moment encore sur un territoire conquis et tout peut bientôt être réparé pleinement. » Le Comte cependant était si agité qu’il ne put se vaincre pour me dire le moindre mot obligeant.

Je sortis décidé à le quitter de suite. Mais il me fit appeler pour souper, me serra la main, et me pria d’oublier la scène du matin, me remercia d’avoir pris une décision si sage dans la circonstance et ajouta qu’il fallait passer une bourrasque à un vieux dont la responsabilité des affaires était si grande, qu’il me conserva toujours son amitié ainsi que son estime. J’avais pris l’habitude de voir en lui un père. Ces paroles amicales avaient bientôt désarmé mon ressentiment et j’oubliai avec plaisir des propos qui avaient été provoqués par le désespoir.

Nous eûmes plusieurs actions de suite avec l’ennemi où toujours nous gardâmes le dessus, cependant à Drissa nous essuyames une défaite causée par l’incapacité de ce même colonel (auquel à un moment j’avais emporté le chapeau et l’épée) qui perdit la nuit par surprise toute l’infanterie de l’avant-garde qu’il commandait. Heureusement pour lui, on en sauva le lendemain la plus grande partie sur des bateaux, action héroïque d’un jeune marin Manderstern, parent du Comte, car sans cela ce colonel eut dû être dégradé alors, tandis que cette cruelle punition l’a atteint que dans sa vieillesse dans le grade déjà de Capture d_écran 2017-10-11 à 10.11.12Lieutenant-Général.

Enfin notre coopération à la prise de Polotsk, nous poursuivîmes l’armée bavaroise du Prince Wrede [illustration ci-contre] (51) et nous lui prîmes outre un grand nombre de prisonniers, encore tous les drapeaux, artillerie et caisse militaire du corps bavarois ; je fus envoyé en courrier avec cette relation à Pétersbourg, l’Empereur m’accorda aussitôt le grade de Capitaine de la Garde et trois jours plus tard, je fus expédié vers mon chef avec nombre de récompenses, accordées aux officiers de son corps d’armée.

Capture d_écran 2017-10-11 à 10.11.43Il s’y trouvait pour moi-même la Croix de Wladimir [illustration ci-contre] avec la Rosette. J’avais été à peine dix jours absent, parti du champ de bataille de Polotska, je retournai à la prise de Tchachnisky. Le Comte de Steinheil y était déjà avec tout son état-major, l’affaire fut chaude mais nous soutînmes notre position et obligeâmes l’ennemi à poursuivre sa retraite et le poursuivîmes jusqu’à Stara Borissov.

Là, nous eûme une affaire des plus chaudes surtout vers le soir où l’ennemi faisait les plus grands efforts à maintenir le champ de bataille, enfin (le jour commençant à baisser) l’ennemi se jetait sur nous mais son arrière-garde, prenant des leurs pour des Russes, tirèrent avec vigueur sur leurs propres troupes de manière que l’armée ennemie se trouva entre deux feux. Nous remontâmes à l’assaut et définitivement l’ennemi fut battu à plate couture et mis en complète déroute ; le Comte Steinheil se retira dans une grange à sécher du seigle avec l’état-major.

Nous y étions un peu à l’abri du grand froid (il y avait moins dix-huit degrés) j’étais couvert de mon manteau appuyant ma tête contre une bûche et tachai de prendre un peu de repos des grandes fatigues que nous venions d’essuyer ; je sommeillais déjà un peu quand tout à coup, on nous amena un envoyé du Capitaine Bistraw qui nous annonça que l’on avait coupé le corps du Général Partouneaux. Le chef d’état-major Diebitch se leva et dit au Comte Steinheil qu’il allait voir ce qu’il en était et ordonna qu’on lui avança ses chevaux ; curieux de voir l’intérieur de la troupe ennemie en déroute je me proposai de suivre le Général Diebitch (52).

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Le comte Platov et le général Diebitch

Nous fûmes suivi par deux escadrons de Dragons et cent cosaques ; il y avait une vingtaine de degrés de froid. La lune nous éclairait et nous marchions pendant une heure par la neige unie qu’aucun arbre ou arbrisseau ne variaient quand tout à coup nous tombâmes sur une chaîne de cosaques ; nous nous arrêtâmes, le Général Diebitch interrogea l’ancien qui lui dit que l’on avait pris effectivement le Général Partouneaux (53), commandant avec une petite avant-garde, mais tout le corps d’armée était devant eux, au moins vingt mille hommes. Sur la question de Diebitch, de quel corps eux-mêmes étaient, l’officier répondit qu’il était du corps du Comte Platov (54) ; nous ne savions rien de ce dernier, Diebitch me dit qu’il allait de suite vers Borissov (dont les cosaques lui indiquèrent la direction), prit avec lui quelques cosaques du corps de Platov et me remit le commandement du détachement de nos Dragons et des cent cosaques et me dit d’essayer de reconnaître la position et la force de l’ennemi. En un mot : « Faites ce que vous dicteront les circonstances, car pour moi il m’est d’une grande conséquence de m’aboucher avec Plateau, que je ne doutais pas si près de nous. »

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Général Louis Partouneaux (1770-1835)

Je n’avais pas d’idée fixe sur ce que j’avais à faire, me risquer avec deux escadrons et cent cosaques était hasardeux, cependant sachant par expérience que les cosaques grossissaient parfois le nombre et le danger, je fis avancer la troupe sur la direction que les cosaques de la troupe de Platov me donnent, car on ne voyait pas un homme. Ils me dirent qu’ils étaient descendus dans un ravin ; il n’y avait pas un feu, enfin j’entendis un bruit sourd de plus en plus distinct. J’arrêtai ma troupe, la rangeai dans une ligne, ce qui présentait un ligne (il ne faisait pas encore jour), assez prolongée, je fis avancer une trompette et la suivis accompagné de mon cosaque d’ordonnance.

Longtemps je n’eus point de réponse, enfin un cavalier se montra avec une trompette, il me dit qu’il ne m’écouterait pas si je ne faisais pas retirer ma troupe, j’ordonnais à ma troupe de se retirer, mon cosaque revint, il exigea de le faire retirer de même mais consentit enfin qu’il resta. Je lui avais dit qu’il portait quelques provisions. Je lui demandais de m’approcher de plus près, il avait renvoyé son trompette, le mien était retiré de même, enfin il me demanda ce qui m’amenait si tard, je lui dis que nous avions fait prisonnier le Général Partouneaux et que j’étais envoyé pour traiter avec le sous-commandant pour la reddition.

En attendant, je lui offris une goutte d’eau de vie, il accepta avec précipitation et en but fortement et mangea le peu de pain que portait mon cosaque et finit par me dire qu’il était saxon, qu’il commandait l’avant-garde de Partouneaux, qu’il pense que l’on ferait des conditions (notre conversation était en allemand) qu’on les sacrifiait tandis qu’on ménageait les Français, qu’ils n’avaient rien à manger ni boire (il parait que l’eau de vie sur un estomac vide avec moins vingt degrés de froid lui avait monté à la tête). Il finit par me dire que j’aurai bon marché des Français, qu’ils avaient eu des conducteurs juifs, que après les avoir égarés, ils se sont enfuis dans la nuit et maintenant ils se trouvaient sans guide, ne sachant point où ils étaient, ayant été mis en déroute hier au soir, enfin dit qu’il fait des voeux pour votre réussite.

Tout cela fut dit avec la langue lourde ; en attendant je vis monter du ravin un escadron, après un autre, se ranger pour être montrer, puis galoper un Général accompagné avec son état-major vers moi. Il me demanda avec beaucoup de hauteur mon nom, mon rang et la cause de ma présence. Je lui répondis mon nom, que j’étais aide de camp du commandant de corps, Comte de Steinheil, et que j’étais venu (vu le Général Partouneaux fait prisonnier) de traiter sur la reddition de la division.

Le Général Delaittre [illustration ci-contre] (55) (car c’était lui) sortit de ses gonds et me dit que je payerai cher une Capture d_écran 2017-10-11 à 10.12.31telle impertinence ; je lui dis, avec le calme que le peu de clarté ne trahissait pas, que la division Partouneaux était cernée, que le corps de Steinheil était sur les derrières, au coté droit l’armée du Comte Wittgenstein, que vis-à-vis il avait le Comte Platov ; sachant qu’ils avaient perdu leur guide j’avais beau jeu, cependant le Général devenu un peu plus poli, me dit qu’il savait du corps de Steinheil mais que le Comte Wittgenstein était encore loin (et il disait vrai car il était encore à quinze vestres) qu’il n’était pas question du corps de Platov, mais sur ce que je lui affirmais que ce n’était pas autrement, il me dit : « Hé bien, si cela est, on se battra ! » Je lui ripostai : « Hé bien, vous vous battrez mais finirez par être battus, ce serait sacrifier des hommes pour rien. »

Le Général Delaittre se radoucit visiblement et me dit que pour ménager du sang, il pourrait consentir à donner la parole de ne pas servir pendant un an contre la Russie, mais qu’il exige de se retirer avec armes et bagages en France. Je lui dit que le Comte Wittgenstein y consentirait mais qu’il faudrait pour cela avoir l’approbation de l’Empereur, que l’Empereur était à Pétersbourg et qu’il avait été résolu d’attendre mon retour que jusqu’à une certaine heure et alors de faire une attaque de suite et que si l’on ne me retiendrait plus longtemps je ne réponds pas de l’attaque ; ce dernier propos décida le tout.

Je proposais au Général Delaittre de me donner avec moi un officier de confiance (56) qui pourrait se consulter avec le Général Partouneaux et de terminer, il me demanda la conservation des épées pour les officiers ainsi que les avoirs de la troupe, j’y consentis pour le Comte Wittgenstein et je partis avec un Lieutenant-Colonel français et m’acheminais vers mon chef, mais je perdis le chemin et tombais sur un corps volant d’un partisan russe Monsieur Bock ; là je fis donner un cheval à mon Lieutenant-Colonel français dont la bête, faute de nourriture était abattue et arrivais le matin au quartier général du Comte Wittgenstein ; je le trouvais couché sur des bancs et de la paille ; je fus étonné que le Comte me dit de parler russe, je n’avais pas fait attention, et je vis dans un coin assis en uniforme français, c’était le Général Partouneaux qui avait été amené la nuit fatigué et exténué.

Dès qu’il fut question de ma mission, le Général Partouneaux conseilla au Lieutenant-Colonel d’engager de sa part le Général Delaittre de se rendre sans plus d’obstacle à la générosité des vainqueurs ; je fus donc commandé avec dix escadrons des Hussards de Grodno de recevoir prisonnière la division (57) Partouneaux, je reçus six escadrons bien montés de troupes saxonnes, six mille hommes d’infanterie française avec leurs armes et trois canons avec leurs attelages, trois Généraux.

J’avais averti en passant le Comte Steinheil lequel, à mon passage avec le corps d’armée prisonnier, se trouvait à la tête du corps de Finlande rangé en bataille. Le fait est que si l’ennemi avait attendu la clarté du jour et eut su qu’il n’y avait ni le corps du Comte Wittgenstein, ni celui du Comte Platov plus près de quinze ou dix huit vestres, qu’il n’avait vis-à-vis que les six ou sept mille hommes du Comte Steinhel et se serait réunis aux troupes françaises qui passaient la Bérézina, il nous aurait donné du fil à retordre. Pour moi, j’ai gagné par cette circonstance la bienveillance du Comte Wittgenstein qui trois mois plus tard me nomma de lui-même sans qu’on eut demandé son aide de camp.

Deux jours plus tard nous passâmes la Bérézina après l’affaire bien chaude de l’affaire de Studianka, là se terminèrent pour cette année nos combats. Arrivés à Königsberg, le Général Steinheil écrivit à l’empereur pour lui demander vu son âge et sa carrière de reprendre la direction de la Finlande et de quitter l’armée ; il exigea que je l’y accompagne et sur mon refus, vu que j’avais une carrière à faire, tandis que la sienne était toute faite, il m’en voulut et devant me donner un papier, il écrivit au Comte Wittgestein que n’ayant plus besoin de son adjudant untel, il l’envoyait à son excellence pour en faire ce qu’il voudra. Le Comte Wittgenstein me demanda la cause de ce peu de bienveillance, je lui en dis la cause , il me demanda où je désirais être placé. Je lui répondis à l’avant-garde du Comte Pahlen.

Là-dessus il me dit : « Je vous nomme près de ma personne et vous êtes aujourd’hui de service, vous m’accompagnerez à l’instant chez le roi de Prusse » (nous étions à Berlin). Capture d_écran 2017-10-11 à 10.12.59L’armée prussienne s’était réunie à l’armée russe et bientôt nous eûmes une affaire contre les Français à Magdebourg. Le roi envoya quelque croix pour le mérite, le Comte Wittgenstein m’en donna une (58) [illustration ci-contre].

Plus tard en Saxe à la bataille de Lützen (59), ayant été envoyé sur notre flanc droit à l’armée prussienne, alors sous le commandement du Comte Wittgenstein, je rencontrais un convoi de grenadiers prussiens portant sur un manteau de soldat un corps d’officier d’infanterie, je demandai machinalement « qui portez vous ? » Ils me répondirent : « le capitaine Prince Léopold de Hesse Hombourg. » Le malheureux venait davoir été frappé d’une balle à mort (60), ce loyal jeune prince que j’avais connu intimement lors de mon séjour à Hombourg ; je passai outre, j’avais des ordres conséquents à porter, mais je conservais des regrets profondément sentis.

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Sarcophage du capitaine Prince Léopold de Hesse Hombourg.

Nous eûmes plusieurs affaires plus ou moins sanglantes, dont Bautzen (61) la plus meurtrière, celle de Leipzig (62) la plus décisive ; en entrant par la porte de Leipzig [illustration ci-dessous],

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Leipzig : Porte de Gramma par où sont entré les armées alliées

je rencontrai les troupes de Bade et nommément le régiment de la garde où mon frère Félix Capture d_écran 2017-10-11 à 10.13.26servait. Je demandai après lui un de ses camarades, il me dit que le Baron avait été grièvement blessé d’un coup de feu à travers l’estomac. Je m’informai de la demeure et entrai en ville, l’ennemi sortait par la porte opposée, l’Empereur arriva de suite avec les Princes, les Maréchaux et de nombreuses suites. Arrivé sur la grande place, un touchant spectacle se montra à notre vue, nous vîmes le vieux roi de Saxe (63) [illustration ci-contre], en grande tenue sur le perron entouré de toute la cour et suite, chapeau bas, vis à vis de la cour la garde saxonne en rouge, bas les armes, fusils allongés par terre ; l’Empereur passa, mit la main au chapeau sans adresser une parole au pauvre roi prisonnier.

Dès que je pus me retirer, je me mis à la recherche selon l’indication donnée à trouver la rue et la maison que devait occuper mon frère, mais quel fut mon désappointement, il n’avait fait qu’appliquer un simple appareil à la blessure, s’était jeté sur son cheval et avait suivi l’armée battue.

Nous poursuivîmes l’armée française jusqu’au Rhin où nous nous arrêtâmes ; à Karlsruhe, je trouvais mon frère dans son lit, on lui avait extrait la balle ; sa femme venait de lui avoir donné une fille (64) dont je fus le parrain. Mon frère se remit bientôt et dès qu’il put se lever de son lit nous fîmes le baptême ; ma belle-soeur était une femme de mérite, belle et bonne ; Capture d_écran 2017-10-11 à 10.13.36elle avait apporté une belle dot à mon frère, ce qui ne dérange jamais rien, surtout là où on manque du premier écu, ils ont fait pendant un grand nombre d’années, ces ménages exemplaires et jusqu’à la mort de mon frère qui fut emporté trop tôt pour ses amis, victime des suites de ses blessures.

Nous passâmes l’hiver dans le pays de Bade et passâmes au printemps le Rhin. Je fus nommé Colonel à Paris. La guerre finie je retournai à Bade, j’y trouvais ma soeur Frédérique [illustration ci-contre] qui y était avec l’Impératrice Elizabeth, à laquelle elle était attachée comme demoiselle de cour. J’étais autorisé par sa Majesté de venir tous les jours dîner et passer les soirées au cercle de la cour ; c’était un temps des plus agréables pour moi et qui me laissa de bons souvenirs ; enfin il fallut songer au retour en Russie, je disposais mon Capture d_écran 2017-10-11 à 10.13.50voyage par l’Angleterre, la Suède et la Finlande ; ma soeur Frédérique me prêta son surplus et je me mis en route. Mon frère Félix m’accompagna à plusieurs stations, nous nous quittâmes le coeur gros, je ne pensais point que c’était la dernière fois que je vis ce bon, loyal Félix.

Arrivé à Londres, je m’informai de la résidence de mon oncle (65) maternel Kynnersley, on me l’indiqua et je trouvai un vieillard frais et vert, [illustration ci-contre] établi avec magnicence dans un beau château qui lui venait de ses ancêtres. Il me rappela beaucoup les traits de ma pauvre mère, excepté au lieu du regard doux et bon de cette dernière, lui il avait l’expression dure et hautaine, cependant il me reçut bien, me désigna la chambre qui avait été occupé dans sa jeunesse par ma mère.

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Le domaine de Loxley Park où naquit Mary de Bode

Je rentrais à Londres je fus reçu avec affabilité chez notre ambassadeur le Comte Lieven (66) chez lequel je dinais plusieurs fois. J’y trouvais le Baron Nicolas, secrétaire d’ambassade, le comte et la malheureuse comtesse Orlov, Monsieur Tchitchagov, si fameux par la retraite de Napoléon à la Bérézina. Enfin le comte Lieven me présenta à Carlstone House au Régent depuis Georges IV où je vis le fameux Lord Wellington.

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Les ambassadeurs de Russie comtes Lieven à Londres et Stroganof à Stockholm

Après avoir vu toutes les curiosités remarquables de Londres, je m’embarquai pour la Suède. A Stockholm, je dînais chez notre ambassadeur (ce fut alors le Comte Stroganof) (67), je ne pensais pas alors qu’un de mes fils épouserait sa petite-fille dont j’ai souvent vu la mère à Pétersbourg pendant notre jeunesse, personne charmante et aimable qui a légué ses belles qualités à ma belle-fille.

Enfin, j’arrivais à Åbo (en Finlande). Je m’y étais dirigé afin de voir le bon et excellent Comte Steinheil et lui rendre mes hommages d’adieu, car j’étais Colonel et ne pouvait plus rester auprès d’un général, mais devais rentrer dans le régiment des Chasseurs (68) de la Garde ; j’eus le chagrin de ne le point trouver à Åbo ; il était parti pour Pétersbourg où il avait été mandé, accompagné de sa femme et de sa fille. Je me mis donc aussitôt en route ; arrivé près de la porte de la ville de Pétersbourg, je descendis de ma charrette, je me jetai par terre et baisai le sol chéri de la terre hospitalière de la patrie que je n’avais pas vu depuis près de trois ans.

Je retrouvai grand nombre de connaissances, j’étais bien vu, bien reçu mais j’étais dénué de toutes ressources, pas un sol en poche, aucun espoir en vue ; le commandant du régiment me vendit (à crédit) un cheval de parade.

Je trouvais mes soeurs, la Comtesse Colombi et ma soeur Clémentine logeant chez la Capture d_écran 2017-10-12 à 16.49.38première. J’achetais (à crédit) chez un camarade (le Colonel Bistrom) (69) [illustration ci-contre] une voiture à quatre chevaux (dans l’espoir que le pactole ferait une inondation en ma faveur). Un jour que je vins chez ma soeur montrer mon nouvel équipage, ma soeur cadette Clémentine me dit : « Nous allons essayer votre belle voiture, menez-moi chez une de mes bien bonnes amies ; lors du décès de notre pauvre mère, quand je fus rentrée seule à Moscou chez Madame Samarin qui partait pour fuir les Français, elle me prit avec elle à Ziarosloff Jaroslaff ; là, comme je désirais aller rejoindre notre soeur Colombi, elle me recommanda à Madame Kolytchev qui partait accompagnée de sa nièce à Pétersbourg, c’est chez elle que je vous prie de me conduire. » Et elle me fit un grand éloge de sa beauté, de son amabilité ; ma soeur m’indiqua la maison.

Arrivé là, je me refusai de l’accompagner, elle me pria donc de l’attendre un peu, qu’elle ne sera pas longue. Je restai en voiture mais comme ma sœur n’arrivait point, l’impatience me prît ; je sortis de voiture et indiquai à mon cocher qu’il dise à ma soeur que je me promenai près du jardin d’été sur le pont des trandipeurs. Mais près de la porte cochère, je fus atteint par un valet qui me dit que Madame me prie de monter.

Pour ne pas paraître ridicule, je me décide donc de monter, ma soeur m’avait tant vanté la beauté de la nièce que je supposai trouver une figure au moins supportable, mais en entrant que je vois-je, une petite vieille, assise sur un divan, entourée de coussins, chétive, toussant, Capture d_écran 2017-10-12 à 17.02.23crachant, me faisant un accueil des plus aimables ; je regardai ma soeur me retenant d’éclater de rire, elle me comprit, nous nous hatâmes de faire un peu burlesquement notre révérence et, sortis de l’antichambre nous nous laissâmes aller aux éclats d’un rire fou, mais nous tombions de mal en pire en descendant l’escalier nous vîmes monter une belle et jolie jeune femme tenant une petite fille par la main ; comment expliquer cette hilarité désordonnée ? Ma soeur me recommanda à la jeune dame comme son frère, tout en riant ; j’ai du avoir un air assez nigaud, cependant la physionomie me plut.

Nous nous quittâmes, l’amie promit de venir voir l’amie. Il parait que le jeune colonel de la garde des chasseurs (qui alors était assez joli garçon) [illustration ci-dessus] avait fait une impression favorable sur la demoiselle aux yeux bleus. Cependant quelque temps se passa, la belle demoiselle n’arriva point ; ma soeur me donna des commissions, je fis connaissance avec la vieille tante, une bonne et aimable vieille, je fis plus ample connaissance avec la jeune. Enfin un Capture d_écran 2017-10-11 à 10.14.39soir la jeune amie nous arriva, je guettais le moment que les deux jeunes amies étaient allées dans la chambre de ma soeur, je les y joignis, ayant encore tout fraîchement conservé le principe de la guerre de battre le fer pendant qu’il est chaud, je déclamais une déclaration tout entraînante. Mademoiselle Natalia [illustration ci-contre] en fut tout étourdie. Elle me demanda trois jours de temps pour consulter avec sa mère et sa tante, nous rentrâmes dans le salon avec le coeur gros.

Le lendemain, j’étais engagé à un grand déjeuner que donnait le Prince Nicolaï Dolyosovski (70) au comte Wittgenstein et à tous ses camarades de guerre, on tardait à servir ; j’avais la tête pleine d’idées et moitié distraction, moitié impatience, je descendis demander ma voiture ; le cocher me demanda où aller ? Je ne répondis rien, mais mon valet de pied répond pour moi et dit chez les Kolytchev.

Je montais l’escalier, j’entrais, je trouvais la vieille tante seule, je me mis près d’elle, je lui contais ce qui s’était passé avec sa nièce, je lui dis que je n’avais point de fortune aucune, mais que j’avais mon sabre, que j’étais colonel et qu’il dépendait de moi de prendre le commandement d’un régiment (effectivement le ministre de la guerre me l’avait proposé) et que par conséquent nous pouvions vivre sinon dans l’aisance mais doucement et que je lui demandais son consentement. La bonne vieillotte me répondit qu’elle y consentit de tout son coeur, mais qu’il fallait le consentement de la mère. Enfin la mère et la fille arrivèrent et tout fut bâclé : je fus promis.

Si j’avais à recommencer, j’aurais encore choisi la même promise. J’ai eu le temps de réfléchir, car il y a quarante ans que nous sommes mariés.

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Armoiries Bode-Kolytchev

NOTES DE BAS DE PAGES

(1) Le texte est repris tel quel avec un minimum de corrections orthographiques et de ponctuation. Les illustrations et les notes de bas de page sont des rajoutes personelles.
(2) Affirmation quelque peu exagérée si pas fantaisiste !
(3) Inexact, il s’agissait du prince-électeur de Cologne Maximilien-François de Habsbourg, frère de la reine Marie-Antoinette.
(4) Au point où le journal « The Times » surnomma le palais de Buckingham « de Bode Palace« .
(5) Le terme désigne un soldat d’une milice irrégulière qui faisait partie des armées austro-hongroises. Ces milices constituaient des unités mercenaires auxiliaires indisciplinées. Le nom de Pandoure est resté longtemps dans le vocabulaire alsacien pour évoquer une sorte de croquemitaine qui faisait peur aux enfants.
(6) Elisabeth de Bade (1779-1826), épouse du tsar Alexandre Ier sous le nom de Elisabeth Alexeïvna.
(7) Catherine Chouvalov (1743-1816), fille du comte Pierre Simeonovitch Soltikoff et de la princesse Prascovie Yurievna Trubetskoï ; veuve depuis 1789 du comte Andreï Petrovitch Chouvalov, écrivain et sénateur.
(8) Se rapportant donc à l’année 1854.
(9) Fondé par le lieutenant-général Sémion Zoritch pour l’éducation de 500 pauvres gentilshommes à Schkloff, bourg du gouvernement de Mohilof dont il était seigneur. A sa mort, le Corps des Cadets fut transféré à Grodno puis à Smolensk où il resta jusqu’à l’époque de l’invasion des Français en 1812.
(10) Félix de Bode (1785-1851), plus tard colonel aux armées de Bade. Sa descendance sera bavaroise, allemande et suisse, au sein de laquelle on trouve le colonel Jules Répond, appelé par Pie X à Rome au commandement de la Garde Pontificale Suisse. Il remettra à l’honneur l’uniforme de la Garde dessiné en son temps par Michelango.
(11) Ancien favori de l’impératrice Catherine II, il investira ses indemnités de rupture amoureuse dans la création d’un collège militaire qui sera longtemps un modèle du genre.
(12) Né à Saarlouis en 1778 et décédé en Angleterre en 1855. Elève-officier à Skloff, il sera directeur de la Fabrique d’armes de Tula et deviendra général-major d’artillerie. Sa descendance actuelle, porteuse du nom mais sans plus de titre, existe toujours en Amérique du Sud et en Californie.
(13) Un corps de cadets en Russie est une école militaire secondaire de type internat, pour préparer les élèves à la carrière d’officiers.
(14) Stepan Alexeïevitch Kolytchev, premier représentant en 1801 de la Russie auprès du Consulat, remplacé par le comte Arcadi Ivanovitch Markov qui avait déjà occupé le poste en 1783-1784 mais dont Bonaparte demanda très vite le rappel en 1803.
(15) Amélie de Hesse-Darmstadt (1754-1832), épouse du margrave Charles-Louis de Bade.
(16) Caroline de Hesse-Darmstadt (1746-1821), épouse du landgrave Frédéric V de Hesse- Homburg. Toutes deux soeurs de Frédérica (1751-1805), amie de jeunesse d’Auguste de Bode, épouse de Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse.
(17) André Jeanbon, dit Jean-Bon Saint-André (1749-1813) était un pasteur, révolutionnaire et homme politique. Franc-maçon actif, Jean Bon de Saint André fut le premier Vénérable Maître de la Loge Les Amis de l’Union de Mayence, fondée en 1803, et qui existe toujours sous l’appellation « Die Freunde zur Eintracht ».
(18) Nous sommes donc en 1801.
(19) Baron de Reding (1755-1818), came from one of the first families in Switzerland, and started his military career in the Spanish army, which he quitted in 1788. During the French Revolution he took a firm stand against the French as well as against the Swiss Democrats, and played an important military and political role in Swiss history of that time. Although he himself never wrote or published anything, his memory is still honoured by part of the Swiss population.
(20) Maria-Anna von Hessen-Homburg (1785-1846) qui épousera Guillaume de Prusse.
(21) Schloss Homburg in Bad Homburg vor der Höhe war die Residenz der Landgrafen von Hessen-Homburg und nach 1866 Sommerresidenz der preußischen Könige und deutschen Kaiser.
(22) Léopold de Hesse-Hombourg périt le 2 mai 1813 à la bataille de Lützen où Napoléon défit les armées russe et prussienne. Le roi de Prusse fit élever à sa mémoire un bel obélisque en fer, surmonté d’une croix, non loin de l’endroit où il tomba.
(23) Augusta (1776-1871) ; elle ne se mariera qu’en 1818 avec Frédéric de Mecklenbourg, veuf de la grande-duchesse Éléna Pavlovna, fille du tsar Paul Ier, ensuite de Caroline de Saxe-Weimar-Eisenach.
(24) Il serait intéressant de pouvoir déterminer de quel Boyneburg/Boineburg il s’agit : d’une part, on retrouve au 13ème siècle ce nom dans l’ascendance paternelle de Louis Léon de Bode et d’autre part, un Hauptmann von Boyneburg dans l’armée hessoise, faisant partie des armées napoléoniennes …
(25) Serait-ce le futur colonel Heinrich von Porbeck (1771-1809), commander of the badish army in napoleons spanish army in 1808/09 ?
(26) Alors qu’il combat du côté russe, Louis Léon de Bode ne saura jamais que durant les journées de la Bérézina, une patrouille badoise (dont son frère Félix faisait éventuellement faire partie !) est envoyée aux nouvelles de la division du général français Partouneaux. Bousculée par la cavalerie russe, la patrouille est recueillie par un escadron hessois, commandé par un capitaine … de Boynebourg. Celui-ci pourrait être le même qui s’était fait battre en duel par Louis Léon : tous deux faisaient partie du même Corps des Cadets de Hesse.
(27) Affirmation très fantaisiste !
(28) Neveu de Grégoire Orlov, ancien favori de Catherine II.
(29) Léon (1820-1855) y servi comme lieutenant.
(30) Clément (1777-1846) fonda à Saint-Pétersbourg une milice composée de Cosaques et participa aux campagnes contre Napoléon jusqu’en 1814.
(31) Guillaume Emmanuel Guignard de Saint-Priest (1776-1814), émigré en 1795. Après avoir fréquenté l’université de Heidelberg, il entre dans l’armée russe, commande le Régiment Ieguerski (1806-1809) et participe à la bataille d’Austerlitz après laquelle il est décoré de l’Ordre de Saint-Georges. Son père François Emmanuel Guignard est ambassadeur de Russie à Stockholm. Emigré à la révolution, le comte Charles de Rastignac rejoignit son cousin germain, le duc de Richelieu, en Russie chez qui il entra en service en qualité de sous-lieutenant. Il passa par tous les grades et obtint enfin celui de général-major.
(32) Dmitri Sergueïevitch Dokhtourov (1756-1816), général d’infanterie russe (1810) fut un des chefs militaires pendant les campagnes de Russie, d’Allemagne et de France.
(33) Parent éloigné du fameux prince Grigori Potemkine, amant de l’impératrice Catherine II, Yakov Alexeïevitch Potemkine (1781-1831) prend part aux campagnes contre Napoléon. Il est nommé colonel le 31 mars 1805, chef du 2ème Régiment Jäger le 23 novembre 1809. Participe à la bataille de Leipzig et à la campagne en France en 1814 ; nommé adjudant-général le 2 avril 1814.
(34) Les deux fils du comte de Saint-Priest, officiers dans l’armée russe, furent blessés. Une jambe cassée pour l’aîné, la poitrine traversée par une balle pour le cadet.
(35) Nicolas Charles Marie Oudinot, duc de Reggio (1767-1847) est maréchal d’Empire (1809). Il serait le soldat ayant reçu le plus de blessures durant les guerres de la Révolution française et de l’Empire, 34 blessures au total. En 1795-1796, il reçoit onze blessures : deux balles et neuf coups de sabre. Quand le futur maréchal Canrobert le rencontrera en 1830, il aura ce commentaire : « Ce n’était qu’une passoire.« 
(36) En 1808, le 1er bataillon du régiment sera commandé par le colonel Potemkine qui s’illustrera aussi à la guerre russo-suédoise de 1808-1809.
(37) Peter Andreïevitch Kozen (1776-1853) participe aux campagnes de 1805 et 1807 (Austerlitz, Heilsberg, Friedland). Promu colonel le 2 octobre 1808, il prend le commandement d’une brigade d’artillerie à cheval en avril 1811.
(38) Louis-Antoine d’Artois (1775-1844), duc d’Angoulême, devenu Louis-Antoine de France, dauphin de France, puis Louis de France, prince de la maison royale de France.
(39) Marie-Thérèse de France, fille de Louis XVI, cousine germaine du duc.
(40) « A l’exposé de notre situation, l’Empereur fit de suite répondre par le don de 200 paysans à Ropsha près de Narva, dont la possession nous fut attribuée sur le champ ! Il nous dit de la manière la plus flatteuse que c’était pour répondre au désir de Madame la Grande-Duchesse Elisabeth qui désirait nous garder plus près de Saint-Pétersbourg. » Mémoires de Mary de Bode.
(41) Plus particulièrement : comtesse Catherine Chouvalov (1743-1817), veuve du comte Andreï Chouvalov ; comtesse Varvara Golovine ; comte Grigori Tchernychev (1762-1831) ; duc Antoine Maresca de Serra-Capriola (1750-1822), ministre du Royaume des Deux Siciles à Saint-Pétersbourg.
(42) Après l’abolition du duché de Finlande à la fin du XVIe siècle, le roi de Suède y affecta un gouverneur général pour administrer la Finlande. Le gouverneur était le commandant militaire et l’administrateur de plus haut niveau pendant la période d’autonomie du grand-duché de Finlande (1808 à 1917), sous autorité russe.
(43) Clémentine de Bode (1789-1865), épouse de Francisco de Livio, fils d’un maire de Strasbourg et banquier à la cour de Russie. Elle aura été demoiselle d’honneur et préceptrice de la princesse Aldegonde de Bavière.
(44) Le comte d’origine hollandaise Jan Pieter van Suchtelen (1751-1836 Stockholm) se mit au service de l’Empire russe et combattit pendant les guerres napoléoniennes. Pendant la guerre russo-suédoise de 1808-1809, il est à la tête de l’état-major de l’armée russe de Finlande. Il participe aux négociations avec le Suède et est nommé chef de la mission diplomatique à Stockholm après le traité de paix.
(45) Paul van Suchtelen (1788-1833), lieutenant-général dans l’armée russe, participa à toutes les campagnes contre Napoléon. On le retrouve des années plus tard lors d’un dîner officiel au Kremlin à la Marschalltafel (table du Grand Maréchal Louis Léon de Bode) auquel assiste Heinrich von Gagern (1799-1880), homme politique libéral allemand, considéré comme l’un des pères de l’unité allemande.
(46) Comte Nikolaï Petrovitch Roumiantsev (1754-1826), ministre du Commerce, ministre des Affaires Etrangères de 1808 à 1812, chancelier d’État, président du Conseil d’État, président du Conseil des ministres de 1807 à 1810 et de 1810 à 1812. Portrait par George Dawe.
(47) William Cathcart (1755-1843), accompagna son père Charles Cathcart dès 1771 à Saint-Pétersbourg où celui-ci était ambassadeur. À partir de 1812, il fut lui-même ambassadeur en Russie. Il resta en poste jusqu’en 1820.
(48) Le maréchal allemand Louis-Adolphe-Pierre zu Sayn-Wittgenstein (1769-1843) combattit Napoléon dans l’armée russe, vainement à Austerlitz en 1805 et à Friedland en 1807 et avec plus de réussite lors de la campagne de Russie (1812), de la campagne d’Allemagne (1813) et de la campagne de France (1814).
(49) Comte Piotr Cirillovitch Essen (1772-1844), général et homme politique russe, général d’infanterie (1819), gouverneur d’Orenbourg de 1817 à 1830, gouverneur général militaire de Saint-Pétersbourg du 17 février 1830 au 14 février 1842), membre du Conseil d’État.
(50) Alexandre Borissovitch Fok (1763-1825), Lieutenant-Général – Artillerie – Infanterie.
(51) À la tête de la cavalerie bavaroise, il fut attaché lors de la campagne de Russie au corps d’armée du prince Eugène puis à celui d’Oudinot. Il combattit à la première bataille de Polotsk (août 1812) ; la mort du général Bernhard von Deroy le plaça à la tête des troupes bavaroises. Wrede vécut toutes les misères de la retraite de Russie, son corps fut un de ceux qui souffrirent le plus, et sa cavalerie périt presque tout entière.
(52) Le comte Hans von Diebitsch (1785-1831), général russe d’origine allemande, entra dès 1805 au service de la Russie. Il fut blessé à Austerlitz, se distingua à Eylau et à Friedland puis à Dresde et commanda une division lors de l’invasion de la France. On prétend que c’est lui qui donna le premier l’idée de marcher sur Paris.
(53) Les instructions données au général Partouneaux (1770-1835) lui enjoignaient de faire évacuer Borissov de la masse des traîneurs et des bagages qui l’obstruaient, d’observer les mouvements du général russe Tchitchagov qui était en position sur la rive droite de la Bérésina, ainsi que ceux des généraux Wittgenstein et Platov qui suivaient l’armée.
(54) Fait Ataman des Cosaques du Don par Paul Ier, il commande les troupes cosaques pendant les guerres napoléoniennes.
(55) Le général Charles Antoine Delaitre (1776-1838) s’illustre à Eylau. En 1810, il est major commandant le 1er régiment de marche de la Cavalerie de la Garde Impériale. En 1812, il devient général de brigade et participe à la campagne de Russie ; il est fait prisonnier au passage de la Bérézina.
(56) Probablement Armand-René Soucanye, baron de Landevoisin, mandaté par l’Etat-Major français ; ayant prit part à toutes les campagnes de l’Empire, il fut 13 mois prisonnier en Sibérie.
(57) Certaines sources indiquent 3.600 hommes, d’autres 10.000.
(58) Le 11 juin 1813.
(59) La bataille de Lützen a lieu le 2 mai 1813, lors du retour de l’armée napoléonienne après le désastre de la campagne de Russie. Wittgenstein attaque une colonne avancée de Napoléon près de Lützen, afin de reprendre la ville de Leipzig. Après une journée de combats intenses, les forces prussiennes et russes battent en retraite. L’absence de cavalerie empêche les Français de les poursuivre. La bataille fut initialement perçue en Russie comme une victoire de la coalition.
(60) Tombé le 2 mai 1813, Il aurait prononcé ces mots : « Lassen Sie mich nur nicht unter den Franzosen ! » Il est enterré dans le caveau des Hesse-Hombourg à Bad Homburg v.d. Höhe. Ses cinq frères ont également combattu Napoléon qui se serait exclamé : « Je trouve partout un Hombourg ! »
(61) Victoire française des troupes de Napoléon Ier remportée les 20 et 21 mai 1813 sur les troupes russo-prussiennes, commandées par le général Wittgenstein.
(62) La bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813), fut la plus grande confrontation des guerres napoléoniennes, et fut une défaite subie par Napoléon Ier mais sans résultat décisif pour l’un ou l’autre camp.
(63) Frédéric-Auguste Ier (1750-1827), roi de Saxe, fut un des plus fidèles alliés de Napoléon dans ses guerres contre la Prusse et la Russie. Il le paya chèrement au Congrès de Vienne.
(64) Fille unique de Félix de Bode, née le 10.11.1813, future comtesse Rudolf von Hennin.
(65) Thomas Sneyd, plus tard Sneyd-Kynnersley of Loxley Park (1774-1844).
(66) Le baron, comte puis prince Christophe de Lieven (1774-1839) fut un général et diplomate russe ainsi que le précepteur du futur tsar Alexandre II. Il était présent à la bataille d’Austerlitz et à la signature de la paix de Tilsit. Il commença sa carrière diplomatique en 1808.
(67) Grigory Nicolaïevitch Stroganoff (1770-1857), grand chambellan, ambassadeur de Russie en Suède, Espagne et Turquie. Tableau d’Elisabeth Vigée-Lebrun. Grand-père d’Alexandra Ivanovna Tcherkoff (1827-1898), future épouse de Mikhaïl Lvovitch Bode-Kolytchev (1824-1888), fils de Louis-Léon.
(68) Chasseur ou Jäger en allemand. Recrutés parmi les fils de forestiers et de chasseurs, le régiment de chasseurs prussiens s’avéra très efficace au cours de la Guerre de Sept Ans. Les opérations militaires sur terrain accidenté ne demandaient pas un déploiement de troupes en rangs serrés, plusieurs petits détachements de tireurs capables d’agir seuls s’avèra plus judicieux. La Russie prit modèle sur les armées des différentes cours européennes et créa une infanterie légère. Le régiment des Chasseurs de la Garde (plus tard appelé Ieguerski) fut créé le 9 novembre 1796 par l’empereur Paul Ier.
(69) Baron Adam Otto Wilhelm von Bistram (1774-1828), aristocrate allemand de la Baltique, officier de l’armée impériale russe. Pour sa bravoure au cours des combats, il reçoit l’Ordre de Saint-Vladimir. Il prend part en Prusse aux batailles de Heilsberg et de Friedland. Au cours de cette dernière bataille, un boulet de canon le blesse au thorax. Le 12 décembre 1807, Bistram est promu colonel.
(70) Orthographe phonétique : probablement Dolivo-Dobrovolsky.

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